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Aussitôt après avoir pris possession des forts, le général Sherman, commandant les troupes de terre de l’Union, lança une proclamation à l’adresse des blancs de la Caroline du sud. Dans ce manifeste, conçu en termes très modérés, le chef des troupes fédérales se plaçait sur le terrain purement constitutionnel : il reconnaissait la légalité de l’esclavage, déclarait « ne vouloir en aucune manière léser les droits et les privilèges des citoyens ou de s’immiscer dans leurs institutions locales et sociales, et protestait de son dévouement respectueux envers le grand état souverain de la Caroline du sud ; » mais il affirmait aussi que « le devoir constitutionnel de sauvegarder l’Union primait tous les autres, et que le maintien des lois spéciales de l’état devait être subordonné aux nécessités militaires créées par l’insurrection. » En dépit de cette affirmation menaçante, il n’en reste pas moins avéré que le général Sherman se croyait encore tenu d’exécuter la loi sur les esclaves fugitifs. Le 9 janvier 1861, il fit rendre un noir qu’un citoyen de la Virginie resté fidèle à l’Union prétendait lui appartenir.

Heureusement que les planteurs caroliniens de l’archipel s’étaient enfuis, laissant derrière eux des milliers de nègres, et quand la proclamation du général unioniste fut affichée sur les murailles de Beaufort, il ne restait plus dans le village qu’un seul blanc, misérable ivrogne, qui n’avait pas eu la force de suivre les hommes de sa race. Les noirs étaient devenus les maîtres des riches habitations, dont ils n’osaient naguère s’approcher qu’en tremblant. Plusieurs d’entre eux, fous de joie, ivres de leur liberté d’un jour, toutefois épouvantés secrètement de leur audace, s’étaient installés dans ces palais et faisaient litière de tous les objets de luxe, incompréhensibles pour eux. D’autres, profitant plus noblement de leur soudaine émancipation, allaient à la recherche d’un ami, d’un frère ou bien d’une femme et d’enfans qui avaient été jadis séparés d’eux, et qui habitaient des plantations éloignées ; enfin un certain nombre de noirs, livrés en proie à une folle épouvante, ne songeaient qu’à se cacher pour échapper à ces hommes du nord, qu’on leur avait dépeints sous des couleurs si atroces, et qu’ils craignaient presque à l’égal de leurs anciens maîtres. En apercevant de loin les soldats fédéraux, ils couraient se réfugier dans les champs de cotonniers, dans les bosquets de chênes verts, ou bien au milieu des joncs, dans les bayous marécageux. Plusieurs centaines de nègres allèrent même chercher asile dans les îlots inhabités de l’archipel, et ne se décidèrent à rentrer sur les plantations que rassurés par leurs amis ou poussés par la faim.

Il est à croire que la plupart des nègres de Beaufort, même ceux qui s’étaient livrés à une joie délirante en voyant leurs maîtres