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s’enfuir, n’osaient encore se flatter d’être devenus libres. Comme des enfans échappés de l’école, ils profitaient de l’absence des économes, et jouissaient de leur liberté inattendue avec une frénésie d’autant plus sauvage qu’ils y voyaient un simple répit à leur longue servitude. Du reste, la routine ordinaire de leur vie fut à peine troublée par quelques jours d’effervescence. Le commandeur nègre, naguère nommé par le planteur lui-même, avait encore gardé les clés du grenier et du magasin ; c’était lui qui distribuait les rations quotidiennes de maïs et dirigeait les travaux accomplis en commun. Seulement il avait déposé le fouet, cet insigne distinctif de son ancien pouvoir, et n’imposait plus à ses compagnons que par le prestige d’autorité attaché à ses fonctions. On le voit, la servitude avait produit ses conséquences ordinaires : elle avait si bien tué la dignité dans l’âme des esclaves, que les malheureux, délivrés de leurs maîtres, obéissaient encore aux hommes chargés naguère de les fouetter !

Telle est l’influence démoralisante de la captivité, telle est aussi la défiance naturelle de l’esclave, qu’une forte portion des nègres de champ répondaient d’une manière évasive lorsqu’on leur demandait qu’ils préféraient la liberté ou la continuation de l’esclavage. Pauvres gens abrutis, qui comprenaient à peine le sens de ce mot de liberté qu’on n’avait jamais prononcé devant eux, si ce n’est pour en flétrir les noirs affranchis, ils répondaient que « l’homme blanc pouvait disposer de leur sort à sa guise, » ou bien que, « s’ils tombaient entre les mains d’un bon maître, ils ne tiendraient pas à être libres, » ou bien encore « qu’ils accepteraient volontiers la liberté, si on leur donnait en même temps un protecteur blanc. » Ceux auxquels on demandait s’ils prendraient les armes pour aider à repousser une attaque de leurs anciens maîtres répliquaient en frissonnant que « l’homme noir, si longtemps traité comme un chien, n’oserait pas résister au blanc, et s’enfuirait devant lui. » Sentant par instinct que l’étude est la véritable initiation à la liberté, ils n’exprimaient avec énergie d’autre désir que celui d’apprendre, et ne réclamaient pas même la possession de leur propre corps. Bien différents des nègres de champ, que la tâche monotone et pénible des plantations avait généralement transformés en véritables machines, les noirs accoutumés à un travail plus intellectuel et plus indépendant, les pilotes, les charpentiers, les forgerons, parlaient un tout autre langage, et réclamaient hardiment la liberté. Dans l’Île des Dames (Ladies’ island), que les confédérés avaient abandonnée, et que les fédéraux n’occupaient pas encore, ces noirs s’armèrent et firent bonne garde pour empêcher le retour de leurs maîtres. Dans l’île de North-Edisto, d’autres noirs soutin-