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Notre hôte, Hussein-Agha, loin d’être scandalisé en nous voyant boire du vin, est enchanté que nous lui en offrions une tasse, et en boirait bien deux. Dans une maison turque, il y a du vin a vendre, détestable, il est vrai, et tout à fait impotable. Ordinairement, à part quelques pachas qui ont abjuré tout respect humain, les Turcs qui boivent du vin font au moins mine de se cacher, et se garderaient d’avouer de but en blanc à un Européen qu’ils ont chez eux leur provision du liquidé défendu. Ici cela est d’autant plus singulier que le village ne possède point de vignes, et que la présence du vin dans une maison turque ne pourrait guère s’expliquer que par la surabondance du raisin, comme par exemple à Ikbas, village voisin de Boghaz-Keui. À Ikbas, il y a des vignes qui couvrent une grande étendue de terrain, si bien que quelques familles turques, afin d’employer leur raisin, font du vin pour le vendre, disent-elles, aux ghiaours. L’anomalie que j’observe à Kuiuk s’explique bientôt pour moi par les confidences de Méhémed, qu’elle avait aussi frappé. Les habitans de ce village, me dit-il, ne sont pas ou sont à peine des musulmans. C’est quelque chose comme ce que l’on appelle en Anatolie des kisil-bachi ou « têtes rouges, » terme par lequel les Turcs désignent souvent les Persans quand ils veulent leur dire une injure, et dont je n’ai pu arriver à saisir le sens propre et l’origine. Il n’y a pas ici d’iman. Il y avait une mosquée ; elle est en ruine, et sert d’étable aux bestiaux du kiaia ou maire du village, chez qui nous sommes logés. Tous ceux qui en ont le moyen gardent du vin chez eux. Les femmes se voilent devant nous pour sauver les apparences, mais elles se dédommagent dans leur maison entre amis. On a emmené un soir Méhémed à une veillée, chez le gendre du kiaia. Les femmes étaient là, toutes dévoilées et la poitrine à peu près nue, occupées à préparer le boulgour, sorte de froment émondé qui, dans tout le centre de l’Anatolie, remplace le riz pour la soupe et le pilau ; les hommes, assis tout alentour, faisaient la conversation et fumaient. La pièce n’était éclairée que par des morceaux de bois résineux qui flambaient dans l’âtre, quelquefois ils s’éteignaient ; alors on se rapprochait : c’étaient des rires, de petits cris, un peu de tumulte… On ne rallumait le feu qu’au bout de quelque temps.

Je suis très disposé à croire qu’il y a beaucoup d’exagération dans le récit de Méhémed ; si les choses avaient dû se passer comme il les présente, on ne l’aurait certes pas admis à de pareilles agapes, lui musulman déclaré, gendarme en uniforme. Méhémed n’invente pourtant pas tout ; mais il a vu ceci à travers ses préjugés et sa défiance chagrine. Les musulmans, accoutumés à la rigoureuse séparation des deux sexes, quand ils les voient rapprochés dans une libre familiarité, comme cela arrive dans toutes les sociétés