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de granit, immobiles gardiens qui sont encore à leur poste, après avoir vu passer à leurs pieds tant de siècles et d’hommes, tant d’invasions rapides et d’éphémères royautés. Par l’ensemble de leur forme aussi bien que par les détails de l’ornementation, ces colosses font songer tout d’abord à l’Égypte, mère des sphinx, tandis que les groupes d’animaux combattans qui décoraient le large palier, les bas-reliefs taillés, comme toutes les autres sculptures, dans des plaques de granit noir, qui formaient le soubassement de la façade des deux côtés de l’entrée, nous transportent à Ninive et à Persépolis. Comme pour augmenter encore la singularité de ces étranges sculptures, sur la face interne de l’un des jambages de la porte se voit gravé, de la rude main des antiques ouvriers qui ont ciselé tout le reste, un emblème que nous sommes accoutumés à croire plus moderne, l’aigle à deux têtes de l’Autriche et de la Russie. Pour qu’on ne puisse se méprendre sur l’antiquité de cette représentation et la croire plus moderne que le reste du palais, l’aigle, dont chacune des serres étreint un animal qui ressemble à un lièvre ou à une souris, supporte un personnage debout, dont la chaussure et la robe sont en tout point semblables à l’ajustement des figures que contiennent les bas-reliefs du soubassement ; le même groupe, cet aigle à deux têtes et aux ailes éployées, se retrouve d’ailleurs à Pterium, dans le principal bas-relief d’Iasili-Kaïa. L’aigle russe, qui a souvent manifesté de si hautes prétentions, savait-elle être de si vieille noblesse et dater de si loin ?

Nous passons là quelques jours à dessiner et à photographier d’abord tout ce qu’il y avait d’apparent, puis, à mesure que nos ouvriers les dégageaient, les bas-reliefs enterrés, que n’avaient pu voir Hamilton ni Barth, et qui n’étaient pas les moins curieux. Nous avions été très bien reçus par le personnage le plus important du village, Hussein-Agha. La chambre où il nous installe, comme toutes celles que nous habitons depuis quelque temps, donne sur l’écurie, où sont établis nos six chevaux ; l’écurie sert ainsi à la fois d’antichambre et de calorifère naturel pour échauffer la pièce du fond. Celle-ci ne reçoit de jour et d’air que par la cheminée et par une petite lucarne percée en forme de meurtrière dans un mur épais, et grande deux fois comme la main ; on pense si la chambre est obscure. Ce réduit n’est d’ailleurs habité que pendant l’hiver ; il y a devant la maison une sorte de hangar, avec un plancher de bois, où l’on se tient et où l’on couche pendant l’été ; c’est encore là que passe la nuit, enveloppé dans sa cape, notre seïs ou palefrenier.

Les habitans d’Euiuk, que nous fréquentons plus que nous ne voudrions à cause du mauvais temps qui nous tient toute une journée enfermés au logis, ne paraissent pas des musulmans bien orthodoxes.