Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/867

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les Taï-pings jetteraient les Européens à la mer, et qu’il ne lui resterait alors qu’un ennemi sur les bras ? Quoi qu’il en soit, les ministres Avaient défendu aux Européens tout rapport et toute lutte avec les rebelles. Lies chefs des forces alliées devaient se borner à couvrir et à défendre les concessions territoriales faites aux étrangers dans les ports ouverts au commerce.

C’est à ce moment (décembre 1861) que les Taï-pings prenaient sans difficulté la grande ville de Ning-po. Elle ne fut pas même défendue un instant par le gouverneur chinois, et le rôle des amiraux Protet et Hope, témoins de l’escalade, dut se borner à obtenir des chefs rebelles le respect des Européens et la neutralisation du faubourg de la ville appelé Malo, où se trouvent toutes les concessions[1] et les établissemens religieux des alliés. On crut un instant que les rebelles, maîtres enfin d’un grand port, allaient s’organiser, établir le commerce sur des bases plus larges, favoriser la rentrée des habitans et les travaux des champs. L’illusion fut de courte durée ; Ning-po resta désert, une partie des fermes et des maisons furent incendiées, et pas une jonque ne parut.

Le vide qui se faisait ainsi autour des rebelles tuait tout le commerce des thés, des soies et du riz. Les routes de l’intérieur étaient interdites aux négocians chinois, nos seuls intermédiaires possibles Avec les pays producteurs. Les Taï-pings ne voulaient que des armes et de la poudre ; aussi bientôt la vente des munitions de guerre, défendue par les traités dans tout l’empire, se fit sur une large échelle le long des côtes. L’archipel de Chusan offrait aux pirates et aux contrebandiers des asiles inaccessibles ; les quelques jonques impériales en croisière dans ces parages n’osaient sortir pour visiter les navires, et le nombre réduit de nos bâtimens ne permettait pas aux amiraux d’établir une surveillance complète du littoral ni un blocus effectif. Par le Canal-Impérial, qui débouche au fond du golfe de Ning-po, les rebelles faisaient passer des armes à toutes les bandes répandues dans la province de Shang-haï, et bientôt, grâce à l’activité de la contrebande, l’on prévoyait le moment où tous les Taï-pings allaient être armés de fusils. Notre inaction doublait les forces morales et physiques de l’ennemi : ils s’exerçaient sous la direction de déserteurs européens et savaient par eux notre petit nombre.

Les amiraux, liés par des ordres formels, eussent laissé les choses en cet état, attendant une solution du temps ou du hasard, lorsque cette loi générale qui force les grandes réunions d’hommes mal disciplinés à un déplacement continuel sans jamais pouvoir se fixer vint brusquer le dénoûment. Les rebelles faisaient un désert autour d’eux

  1. On désigne ainsi les terrains dont la propriété est garantie aux alliés par le gouvernement impérial.