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et s’affamaient dans leurs propres conquêtes, portant ainsi en eux-mêmes le germe de leur destruction. La famine les poussait sans cesse en avant, et le jour approchait où ils devaient fatalement se présenter devant Shang-haï et les baïonnettes européennes, après avoir laissé une mer de sang et de feu derrière eux.

Dans les mois de janvier et février 1862, les canonnières anglaises et françaises envoyées en reconnaissance dans le haut de la rivière de Shang-haï la trouvèrent défendue par des jonques blindées avec du coton et de la terre ou barrée par des estacades ; aux coudes principaux s’élevaient des forts en terre, garnis de canons, où s’enfermaient des milliers de rebelles armés de fusils. Les capitaines des bâtimens alliés engagèrent de véritables combats pour franchir ces obstacles et porter secours aux populations en fuite. L’attitude des rebelles vis-à-vis de nous avait complètement changé. À Ning-po, ils armaient des batteries menaçantes contre les concessions ; à Shang-haï, ils placardaient la nuit des affiches ou envoyaient des lettres insolentes aux amiraux. Ils indiquaient le jour et l’heure où ils seraient maîtres de la ville, et ordonnaient aux Européens de retirer leurs troupes et leurs vaisseaux. À chaque instant, le blocus se rétrécissait autour de Shang-haï ; le fleuve seul était encore libre pour nous, grâce à DOS canonnières. Les rebelles étaient partout ; leurs têtes de colonnes et leurs cavaliers paraissaient sur la rive droite, en face des frégates, sous le feu de leurs canons ; des villages entiers brûlaient, les habitans étaient égorgés en vue des troupes alliées ; la nuit, les alertes étaient continuelles ; enfin notre prestige moral, notre seule force réelle en Chine, diminuait chaque jour.

L’escadre française, réunie à Shang-haï, avait alors à sa tête le contre-amiral Protet. Jamais peut-être officier-général loin de son pays ne s’était trouvé en présence d’une situation aussi critique et aussi difficile. De la décision qu’il allait prendre en ces graves circonstances allait sortir la délivrance ou la ruine de tout un empire, l’établissement ou la perte de notre influence dans ces contrées. On était au cœur de l’hiver ; demander des ordres à Pékin en montrant le véritable état des choses et l’imminence du péril, il ne fallait pas y songer ; Le Peï-ho était gelé, et les lettres, en prenant à Tche-fou la route de terre, n’arrivaient qu’après de longs retards. Laisser faire les rebelles en neutralisant nos riches concessions, c’était renouveler l’essai déjà si malheureusement tenté à Ning-po, c’était perdre notre premier port en Chine, l’entrepôt de tout le commerce européen. Livrer Shang-haï aux rebelles, c’était abandonner la clé du Yang-tse, car Woo-sung et nos grands magasins ne pouvaient plus dès lors tenir un jour ; c’était perdre sans combat une ville qu’il eût fallu reprendre bientôt au prix des plus grands