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je suis, à mon grand étonnement, devenu colonel, et, si Dieu me prête vie, j’ai toute chance de devenir pacha ; irai-je maintenant me faire casser les os comme un pauvre diable ? » À Giurgewo, il y avait, me dit encore le même personnage, deux régimens. Au moment du combat, tous les officiers supérieurs avaient disparu ; il ne se trouva plus, pour mener les soldats au feu, qu’un simple capitaine.

Mal commandés, mal vêtus, mal nourris, les soldats turcs sont pourtant admirables de courage en face de l’ennemi de patience et de résignation dans la misère. C’est l’impression qu’ils ont produite sur tous ceux qui les ont vus de près pendant la guerre de Crimée, et que j’ai entendu notamment exprimer par un bon juge en fait de valeur militaire, Ismaïl-Pacha (le général Kméty). Kméty, un des défenseurs de Kars, ne parlait pas sans émotion de l’héroïsme qu’avaient montré les soldats turcs pendant ce long et triste siège, volés et trahis par leurs chefs, mourant de froid, de faim et de maladie derrière des remparts croulans que les Russes ne purent cependant parvenir à emporter de vive force. Le peuple de ce pays a d’admirables qualités. On trouve chez lui un sentiment qui devient de plus en plus rare chez nous, et dont une société ne saurait pourtant rester impunément privée, le sentiment profond de la solidarité. M. Ritter, ingénieur français au service de la Porte, membre du conseil des travaux publics, a beaucoup étudié les Turcs, et, n’apportant heureusement pas à cette étude l’esprit absolu qui est la source de tant de faux jugemens, il a beaucoup et bien observé. Il assistait par hasard, devant l’entrée d’un imaret ou hospice, à une distribution d’aumônes ; chacun des mendians avait reçu sa portion ; la distribution était terminée, et on allait partir, quand arrive en retard un nouveau mendiant : les autres lui firent immédiatement sa part sur ce que chacun d’eux avait reçu. Verrait-on souvent pareille scène à la porte d’un de nos bureaux de bienfaisance ? Les harnais ou portefaix forment pour chaque quartier une sorte de société sans statuts écrits ni comptabilité ; le soir chacun met son gain à la masse, et il est presque sans exemple que l’un d’eux cherche jamais à soustraire et à garder pour soi une part même minime des salaires qu’il a reçus. Le malade, le faible, sont soutenus par les autres et ne souffrent pas de leur infériorité. De même pour les rapports des ouvriers avec leurs maîtres ; ainsi, dans l’industrie du bâtiment par exemple, les ouvriers sont associés aux bénéfices des patrons. Ces ignorans, ces barbares, avec qui nous aimons à le prendre de si haut, se trouvent presque avoir résolu naïvement quelques-uns de ces graves problèmes d’organisation industrielle qui préoccupent et qui parfois agitent si douloureusement nos sociétés occidentales. Ils vont plus loin : ils comprennent tous les êtres vivans dans ce sentiment délicat d’affectueuse solidarité ; ils sentent que l’homme a