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des devoirs envers ses compagnons de travail, envers tous ceux qui l’aident dans l’accomplissement de sa mission terrestre. M. Belin, secrétaire-interprète de l’ambassade française, un jour qu’il passait dans la grande rue de Péra, vit arrêter et mener à la police des chevaux de bât et les muletiers qui les conduisaient. Il demanda a un des zaptiés qui les emmenaient de quoi ils étaient coupables ; on lui expliqua que les chevaux n’avaient pas à leur bât le clou qui doit empêcher le conducteur de s’asseoir par-dessus le bagage et de surcharger ainsi la malheureuse bête. La loi Grammont, qui s’est fait bien attendre en France et qui d’ailleurs n’est guère appliquée, n’a point de ces délicatesses. Il y a plus, les ânes avaient droit jusqu’ici à deux jours de congé, le vendredi et le dimanche, pendant lesquels il n’était pas permis de les faire travailler. M. Ritter se trouvait une fois chez le ministre des travaux publics au moment où il reçut une pétition lui demandant que ces deux jours fussent réduits à un, pour que les âniers pussent gagner un peu plus d’argent. Après mûre délibération, l’on fit droit à la demande en fixant comme jour de congé le vendredi ; mais, la plupart des âniers étant chrétiens, les braves animaux se reposeront aussi presque toujours le dimanche. M. Ritter aurait dû faire envoyer à son ministre, Ethem-Pacha si je ne me trompe, un diplôme de membre de la société protectrice des animaux. Chez nous, ces égards, ces ménagemens, tout cela est artificiel, ou pour mieux dire exceptionnel, vue de l’esprit, raffinement moral chez quelques hommes d’élite, affaire de lois et de règlemens qu’ils s’efforcent sans grand succès d’imposer à la grossièreté de la foule. En Orient au contraire, tout cela est d’instinct et semble presque remonter aux patriarches, à la vie de tribu, de tente et de caravane. Le règlement que nous citions tout à l’heure sur le clou que doit porter le bât des chevaux de charge est peut-être contemporain de cette loi de Moïse qui recommande à l’Hébreu de laisser goûter sur l’aire au bœuf de labour ces épis qu’il a aidé à faire pousser, et que maintenant il foule aux pieds sous les chaudes ardeurs du soleil.

C’est ainsi qu’en Orient l’antique législateur du monde primitif et l’instinct populaire, dont il n’est ici que l’interprète, couvrent d’une affectueuse protection jusqu’aux animaux ; à plus forte raison, les hommes que n’y séparent point des haines séculaires de race et de religion s’y traitent-ils avec une mutuelle charité qui les aide à traverser de cruelles épreuves. Depuis deux ans, les employés turcs, soldats, officiers, fonctionnaires civils, ne sont pas payés ; chacun a dix, quinze, vingt mois d’appointemens en retard. Avec tout cela, on ne se révolte pas, car les fautes et les manques de foi du gouvernement n’ont pas encore réussi à tuer partout le respect de l’autorité, on ne songe même pas à refuser des services qui ne