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de l’espèce humaine, non d’une unité qui renverse les limites et fasse disparaître les signes caractéristiques des différentes nations sur la face de la terre, mais plutôt d’une unité qui sera le résultat et l’effet de ces variétés mêmes et de cet antagonisme dans les qualités nationales. » Le prince avait compris que ce qui domine dans les sociétés modernes, c’est le caractère cosmopolite. À l’égoïsme et à l’isolement des anciens âges succède une solidarité morale et matérielle qui fait concourir vers un but commun les efforts et les progrès de tous les peuples. Ce qui était local devient universel, et partout un même idéal se propose aux méditations des penseurs comme à l’activité des gouvernans. Obligés de suivre simultanément les affaires qui se passent sur tous les points du globe, les hommes d’état acquièrent en quelque sorte le don de l’ubiquité. Reliées entre elles par les fils électriques, on dirait que les capitales de l’Europe vivent aujourd’hui d’une existence commune et sont les quartiers d’une même ville. La routine est vaincue par l’échange incessant de toutes les forces de l’humanité, et l’industrie, touchée par la baguette magique de la science, marche de prodige en prodige. Les douanes et les frontières n’arrêtent ni l’essor des idées, ni les développemens du commerce. L’Océan ne ressemble plus à l’Oceano dissociabili du poète ; il rapproche au lieu de séparer.

L’exposition de 1851 a été le témoignage le plus éclatant de cette solidarité des peuples. En fournissant aux partisans du libre échange des argument plus précis que ceux qu’ils avaient jusqu’alors invoqués, en jetant de vives lumières sur la question des tarifs, l’une des plus controversées de notre époque, en démontrant les avantages de la concurrence pour résoudre le problème de la vie à bon marché, en prouvant avec quelle facilité et quelle célérité les marchandises les plus diverses peuvent être transportées d’un bout de l’Europe à l’autre, elle a ouvert une enquête générale d’où sont sorties les leçons les plus fécondes pour l’économie politique. Les tendances libérales qui se sont depuis lors produites et développées dans le domaine du commerce et de l’industrie procèdent directement de cette grande et solennelle épreuve.

Une de ses conséquences pratiques les plus heureuses a été un sincère rapprochement entre l’Angleterre et la France. L’alliance anglaise, après avoir été longtemps une théorie, devint une réalité. Plus de Français avaient traversé le détroit dans une saison que dans un siècle, et, en apprenant à se connaître, les deux peuples, si bien faits pour s’estimer et se comprendre, s’étonnaient des haines acharnées qui avaient divisé leurs ancêtres. Lord Granville disait avec raison à l’Hôtel de Ville de Paris en 1851 : « Un pas énorme et sans exemple s’est fait cette année pour la destruction d’antipathies et de préjugés nationaux. » Les princes, comme les nations elles-mêmes, eurent, à partir de cette époque, des relations fréquentes. En 1854, l’empereur Napoléon III était à Boulogne, présidant aux exercices militaires d’un camp formé sur cette partie du littoral où se concentrait, au commencement du siècle, une armée destinée à envahir les trois royaumes. Non-seulement l’Angleterre vit sans défiance cent mille hommes manœuvrer sur ce point célèbre, mais le prince Albert y Vint rendre visite au souverain français, afin de donner par sa présence une preuve du changement qui, depuis le premier empire, s’était produit dans les esprits.