Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/872

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contrat implique aucune idée de retour. Il est naturel qu’en ce cas l’émigrant paie son voyage avec la seule chose qu’il possède, son labeur. Si l’on déroge ainsi au principe du travail libre, au moins y a-t-il en somme avantage définitif pour la communauté, et d’ailleurs, une fois cette dette acquittée, le nouveau venu rentre dans la loi commune, tandis que sa position aujourd’hui diffère peu d’un esclavage mitigé. Quel souci prendra-t-il d’une tâche dont la stérilité lui est notoire, et d’autre part est-on fondé à espérer que le maître aura à son égard même l’intérêt égoïste qu’il portait jadis à l’esclave devenu sa propriété ? Dans toute maladie, le planteur ne verra qu’une perte pécuniaire, et si le traitement se prolonge, il en viendra naturellement à envisager la mort comme une solution plus désirable que l’entretien d’une santé ruinée[1]. En un mot, je ne crois pas que la question si débattue du travail sous les tropiques soit résolue par l’émigration, telle qu’elle existe aujourd’hui. Sous ces latitudes comme sous les nôtres, le travail libre, désormais seul productif et viable, deviendra la loi générale dans un délai peut-être plus rapproché qu’on ne se le figure, il faut l’espérer du moins ; mais ceux qui croient encore aux utopies de nos réformateurs et à ce rêve caché sous le beau titre d’organisation du travail, ceux-là, dis-je, n’ont pour s’édifier qu’à étudier, soit dans l’Ordre économique, soit dans l’ordre moral, les résultats de l’informe essai d’organisation de travail émigrant tenté aux Antilles.

Les deux décrets autorisant l’émigration aux colonies et la régularisant datent des premiers mois de 1852. Ce ne fut qu’en 1853 cependant qu’ils reçurent un commencement d’application ; encore l’introduction fort insignifiante de cette année se réduisit-elle à 327 Indiens pour la Martinique et à 300 Madériens pour la Guadeloupe. Le recrutement de ces derniers avait eu lieu à titre d’essai : il n’eut pas de suite, bien que, sauf la trop courte durée d’un engagement limité à trois ans, les conditions pécuniaires en fussent

  1. Une société nombreuse était réunie sur la terrasse d’une habitation. À quelques pas gisait à terre un malheureux Indien dont la maigreur et l’exténuation dépassaient toutes les bornes : ses pieds et ses mains étaient hideusement défigurés par des plaies ; à peine couvert de quelques haillons, il semblait insensible aux rayons d’un soleil dévorant et ne se remuait que pour boire de temps à autre une gorgée d’eau dans une calebasse placée à côté de lui. Depuis un an qu’il était dans l’Ile, il n’avait pas fourni une journée de travail ; aussi était-ce non-seulement en toute naïveté, mais avec l’approbation de l’auditoire, que le maître souhaitait sa mort. Ce thème devint même l’occasion de quelques plaisanteries ; puis, quand le pauvre diable se leva pour regagner sa case en trébuchant sur ses pieds ulcérés, ce fut le signal d’un éclat de rire général auquel (j’hésite à le dire) se mêlèrent jusqu’aux femmes. Par quelle aberration du sens moral ces hommes, que je savais instruits et éclairés, faisaient-ils ainsi litière au respect que l’on doit à la dignité humaine ? Comment expliquer ce rire qui me révoltait chez des femmes qu’ailleurs j’avais vues charitables et bonnes ?