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de la calomnie et l’hospitalité des prisons, présente une ressemblance frappante, et qui dispense d’insister, avec ce maigre hidalgo si généreux, si courtois, qui sort de sa bourgade pour purger la terre de ses tyrans, et qui reçoit pour récompense les horions de toutes les victimes qu’il délivre, qui cherche partout des chevaliers félons et ne rencontre que des rustres pour adversaires, dont l’imagination vit familièrement avec les héros de tous les temps, et qui est réduit, pour unique société, à la compagnie de la canaille des hôtelleries et des grandes routes. La ressemblance toutefois ne s’arrête pas aux deux personnes de l’auteur et du héros, elle est moins extérieure et plus morale. Don Quichotte est l’expression même de l’esprit de Cervantes, la figure de son talent, la forme visible de son imagination, une des plus étranges qu’il y ait eu au monde.

Pour former cette imagination, le génie héroïque et le génie picaresque de l’Espagne se sont unis par un mariage extraordinaire et presque contre nature. Cette union n’est pas une de ces unions relâchées et libres comme celle de deux amis mal assortis, c’est une fusion complète. Ces deux génies contraires ne conservent pas dans leur association leur personnalité distincte, ils sont fondus l’un dans l’autre, comme l’âme dans le corps, si bien qu’on ne peut les concevoir l’un sans l’autre de même qu’on ne peut loger l’enthousiasme de don Quichotte ailleurs que dans un corps sec et long. C’est quelque chose de très noble et de très trivial, de très élevé et de très bas, de très sensé et de très fantasque, qui produit une impression unique de saisissante originalité. On admire ce mélange comme une merveille dont le modèle ne se rencontrerait pas dans le monde moral, et dont on chercherait vainement le secret dans la nature. On se dit que, pour former une telle combinaison, la nature en effet n’aurait pas suffi, et qu’il y a fallu encore l’action de la fortune et les jeux du hasard. Née forte, sensée et noble, cette imagination est sortie des mains de la fortune martelée, bossuée, mordue de rouille, toute semblable à l’armure de don Quichotte, qui est à la fois une armure de chevalier véritable et une défroque en ferraille propre à servir de travestissement dans une mascarade historique. Pour se figurer exactement cette forme d’imagination, il est nécessaire d’unir en un seul personnage les contrastes les plus baroques. Représentez-vous par exemple un grand seigneur en haillons, Alexandre roulant le tonneau de Diogène, le Cid parlant l’argot de Güzman d’Alfarache, un héros de Corneille qui porte l’habit des camarades de Gil Blas. Ou bien encore figurez-vous les contrastes que présente le faubourg d’une vieille ville d’Espagne, loin des quartiers brillans et des palais des grands, à ce point où la ville rejoint la campagne, où l’œil peut contempler à la fois les aspects