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les plus abjects de la civilisation et les aspects les plus rians de la nature. Voici la sale posada où l’académie des thons tient ses séances. Voici l’hôpital de la Résurrection, où les deux chiens Scipion et Berganza dissertent la nuit si savamment sur l’espèce humaine. Ces deux enfans déguenillés qui se faufilent dans cette allée obscure ne sont-ils pas Rinconète et Cortadillo d’infâme mémoire, et cette vieille qui se traîne jetant un regard oblique et tendre sur tous les chiens qui passent, ne serait-ce pas la Canizarès qui poursuit la recherche du fils de son amie la sorcière, qu’elle sait enchanté sous cette forme abjecte ? Cependant au milieu des vociférations et des propos sordides de cette canaille on peut distinguer la voix d’un poète famélique et enthousiaste invoquant les noms sacrés des Muses et d’Apollon, ou celle plus sympathique encore de quelque vétéran en loques qui parle des campagnes de Flandre, de la gloire de Lépante ou des splendeurs du Nouveau-Monde. Quelle que soit la trivialité de ce spectacle, l’âme ne se sent ni enlaidie ni abaissée. Une note héroïque suffit pour la remettre au diapason normal de l’humanité et pour lui faire garder sa dignité et son rang. D’ailleurs un beau soleil, tombant d’aplomb sur toutes ces guenilles et toutes ces immondices, leur enlève une partie de leur laideur, entretient dans l’âme la joie, la liberté, l’enthousiasme de la beauté, l’amour de la vie, et la splendeur des horizons qui se déploient dans le lointain l’invite à prendre la clé des champs et à partir, comme don Quichotte, à la recherche des aventures. Voilà, décrite aussi exactement qu’il nous est possible, la forme d’imagination de Cervantes et l’impression, qu’elle fait sur nous.

Si jamais héros de roman ou de poème fut le fils légitime de son auteur, ce fut bien ce don Quichotte que, dans le prologue de son livre, Cervantes présenté si plaisamment au lecteur. « Ce fils maigre, rabougri, sec, fantasque, plein de pensées étranges, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans le silence d’une prison où tout bruit sinistre fait sa demeure, » est bien la chair et le sang de Cervantes. Il est sorti de son cerveau à peu près comme Minerve du cerveau de Jupiter. Le génie fier, libre et joyeux de Cervantes a fini par s’ouvrir sous les coups d’une adversité continue, et l’étrange créature est venue au monde semblable de tout point à son père par la tournure, le caractère et le tempérament. Sa maigreur et sa fièvre témoignent des longs jeûnes et de la misère prolongée de Cervantes, comme les scrofules des enfans témoignent du tempérament malsain de leurs parens. Il présente, comme son père, le spectacle touchant et risible d’une âme noble emprisonnée dans une condition misérable, dont toutes les pensées sont nécessairement des chimères et tous les désirs des rêves. Ses discours sont une fête pour l’intelligence et son accoutrement un scandale pour l’œil, et vraiment rien n’est