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femmes grecques de la ville, elle ne sortait jamais de sa maison. Un matin, un bey de La Ganée, un de ceux auxquels on osait le moins désobéir, entre dans la boutique du boulanger, « Fais-moi pour ce soir, dit-il au pauvre homme, un beau gâteau ; je viendrai, avec quelques amis, le manger chez toi ; que la table soit mise à deux heures de nuit, et donne-nous de bon vin et de forte eau-de-vie. Tu seras bien payé. » Le boulanger se confond en remercîmens : « il était confus de l’honneur que lui faisait sa seigneurie, sa seigneurie serait satisfaite. » La chose d’ailleurs l’ennuyait plus qu’elle ne l’alarmait. Ceux des beys qui n’avaient point perdu tout respect humain et qui n’aimaient point à violer la loi du prophète devant leurs femmes et leurs serviteurs faisaient assez souvent de ces parties fines, la nuit, derrière les auvents bien fermés de quelque café solitaire ; tout ce que leur hôte avait à craindre, c’était de n’être que peu ou point payé de sa peine. Sans trop s’inquiéter, notre homme prépare donc son gâteau, et, le soir venu, dispose tout pour flatter le palais de ses convives. À l’heure dite, les beys arrivent, s’assoient sur le tapis et commencent à boire. Bientôt, comme le maître de la maison, pour achever sa cuisine, retournait à ses fourneaux : « Fais venir ta femme pour nous servir, » lui dit impérieusement le chef de la bande. Le malheureux, qui commence à comprendre, se récrie, jure ses grands dieux qu’il lui est impossible de se conformer aux désirs de leurs seigneuries, que sa femme n’est pas au logis. On ne l’écoute pas : « s’il n’obéit sur-le-champ, on va le tuer et fouiller sa maison ; si au contraire il est docile, on ne fera de mal à personne. » Étourdi par ces menaces, le boulanger cède et va chercher sa femme ; à peine l’a-t-il amenée plus morte que vive, on frappe à la porte de la rue. « Va ouvrir, dit-on au mari, c’est encore un convive que nous attendons. » Il y court en toute hâte, pour être plus tôt revenu et veiller autant que faire se pourrait sur sa femme. Il ouvre donc, et sur lui se jettent aussitôt des gens apostés, qui le percent de coups de poignard et laissent son cadavre étendu dans la rue. Cela fait, on referme la porte. Alors commença l’orgie, et elle dura jusqu’au matin. Quant à la jeune femme, livrée sans défense à ces scélérats, je laisse à penser comment elle passa la nuit et quelles insultes lui furent prodiguées.

Nous avons voulu, par ces douloureux récits, faire connaître le caractère et les habitudes des Turcs crétois avant de raconter les cruels châtimens qui les frappèrent, d’abord sous le gouvernement d’Hadji-Osman-Pacha, dont le nom est resté redouté dans l’île, et plus tard, dans les luttes de la révolution grecque. Pour que l’expiation ne parût pas trop sévère, il fallait montrer combien les crimes avaient été grands, insupportables, inouïs. Ce fut par la main d’un Turc que furent portés les premiers coups à ce sanglant