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nous reçûmes, dans la maison grecque où nous étions logés, une visite du mudir ; la chambre se remplit bien vite d’oisifs, attirés par le désir d’assister à la conversation qui s’engagerait entre le premier magistrat du lieu et les grands personnages européens arrivés la veille ! Ces intrus se mêlèrent aussitôt à l’entretien et ne tardèrent pas à y prendre la part principale. On parla surtout des incidens de la lutte pendant les neuf ans qu’elle a duré, et des différentes rencontres auxquelles tel ou tel des interlocuteurs s’était trouvé. Le mudir était un vieux soldat qui était venu en Crète, il y avait plus de trente ans, avec les premières troupes qu’y avait envoyées le pacha d’Égypte. « Combien étiez-vous à tel combat ? lui demandait un Grec. — Nous étions tant. — Et combien avez-vous perdu de monde ? » Il ne faisait aucune difficulté de le dire ; il reconnaissait que sept ou huit cents Sfakiotes avaient, je ne sais plus où, tenu tête à une armée de douze mille hommes, dont lui-même faisait partie, et avaient fini par la battre. On causa des montagnes de Sfakia et de leurs infranchissables défilés, et un Grec alors, tout en souriant : « C’est là, effendi, que nous nous retirerons encore la première fois que vous nous tourmenterez, et vous viendrez, si vous voulez, nous y chercher ! »

Quelque juste confiance que puisse avoir la population chrétienne en ses propres forces et en son énergie tant de fois éprouvée, quelque droit qu’elle ait de compter sur le rempart et l’asile de ses hautes montagnes, elle ferait, je crois, fausse route en recherchant ou même en n’évitant pas soigneusement toute occasion d’engager une lutte ouverte et armée contre le gouvernement turc. Le premier résultat, le résultat immédiat et certain d’une insurrection, d’une nouvelle guerre de religion déchaînée à travers l’île, ce serait la rapide destruction de l’œuvre lente et laborieuse des trente dernières années, ce serait une effroyable effusion de sang et l’anéantissement de presque tout le capital qui s’est accumulé dans l’île depuis 1830 par l’agriculture et le commerce, par ce génie de l’épargne qui est une des puissances de la race grecque. Dans quelle pensée d’ailleurs les Cretois braveraient-ils ces souffrances et cette ruine, courraient-ils volontairement le risque de ce périlleux temps d’arrêt dans le désordre et l’anarchie ? J’admets que les Grecs crétois débuteraient encore par de brillans succès, et qu’ils auraient bien vite rejeté les Turcs dans les forteresses ; mais cela trancherait-il la question ? La Turquie n’a-t-elle pas maintenant toute une flotte à vapeur au moyen de laquelle, en quelques heures, elle pourrait jeter dans l’île des troupes régulières bien supérieures en nombre et en discipline à l’armée égyptienne de 1824, mieux commandées et mieux pourvues d’artillerie ? D’ailleurs le dénoûment de la guerre de l’indépendance