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bien des détails qui nous échappent. Depuis les recherches publiées il y a une quinzaine d’années sur la famille des Kœnigsmark en Suède, en Allemagne et en France, de nouveaux documens ont été mis au jour et vivement discutés par une critique attentive[1]. Ce qu’il y a de certain au milieu de ces obscurités, ce sont les conséquences de la nuit mystérieuse où disparut le dernier des Kœnigsmark, et parmi ces conséquences si diverses la plus singulière assurément n’est-elle pas la naissance du personnage auquel est consacrée notre étude ?

Pascal a dit : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus long, la face du monde aurait changé. » Philippe de Kœnigsmark n’a pas été mêlé, comme Cléopâtre, à des événemens qui pouvaient changer la face du monde ; il est permis toutefois de se rappeler cette boutade du penseur chrétien, si l’on songe que, sans ce mystérieux drame du palais de Hanovre, la France du XVIIIe siècle n’eût pas eu le plus vaillant de ses capitaines, celui qui l’a couverte de gloire à Fontenoy, celui qui nous a tant manqué quelques années plus tard, et qui nous eût épargné sans doute les désastres de la guerre de sept ans.

Philippe avait une sœur, fille, comme lui, de haute race, et dont le cœur égalait la beauté. Aurore de Kœnigsmark jure de retrouver son frère, s’il est vivant, ou de le venger, s’il est mort. Un Kœnigsmark ne peut disparaître ainsi sans que l’Europe s’en émeuve; elle veut, l’intrépide jeune fille, que l’électeur de Hanovre soit obligé de rendre ses comptes et de sauver la victime. Après avoir inutilement intéressé à sa cause divers princes de l’empire, elle se rappelle que l’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, a été l’ami de son frère : elle court à Dresde, elle pleure, elle supplie... Qu’elle est belle dans sa douleur ! Frédéric-Auguste est un homme de plaisir, et de plus, comme tous les princes allemands de cette époque, un imitateur de Versailles : cette noble fille désolée qui redemande son frère à toutes les chancelleries européennes, il en fera bientôt une La Vallière ou une Fontanges. Pendant que l’électeur de Saxe donne des ordres pour débrouiller, s’il est possible, l’histoire de la disparition de Philippe, les fêtes se succèdent au château de Moritzbourg, et Aurore de Kœnigsmark y obtient des triomphes qu’elle aussi expiera un jour, sinon dans la pénitence du cloître, au moins dans l’abandon et la tristesse. Deux années après le meurtre de Philippe,

  1. Voyez ici même : Sophie-Dorothée, femme de George Ier, drame-journal de sa vie, 15 juillet 1845; — la Comtesse Aurore de Kœnigsmark, 15 octobre 1852 ; — le Dernier des Kœnigsmark, 15 mai 1853. — Les recherches les plus récentes sur les Kœnigsmark sont fort bien appréciées dans le douzième volume des Geheime Geschichten und Räthselhafte Menschen, par M. Frédéric Bulau. Leipzig, 1860.