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comme un Arabe; mais en pensant que je n’avais plus de gouverneur j’oubliai tout et me considérai comme le plus heureux des mortels. Le reste du jour fut employé à prendre congé, et le jour suivant je quittai Dresde dans la voiture de mon général. Après avoir passé la nuit à Selbitz, chez M. Benquoldorf (Benkendorf ?), nous arrivâmes le lendemain à Leipzig, où nous fîmes un séjour d’une semaine. C’est là que je reçus mon équipage, dont le roi me faisait présent. Il se composait de quatre chevaux de selle, d’une berline avec douze mules, d’un nombre proportionné de serviteurs et d’un palefrenier en chef. Il y avait aussi (appendice qui n’était guère de mon goût) un gouverneur, sous le titre de «gentilhomme, » le frère de mon dernier gouverneur M. Desteste. Le 15 janvier 1709, Schulenbourg passa le corps en revue à Lützen; on me plaça dans le premier bataillon, on me donna un fusil, et je fus salué enseigne. Schulenbourg était appuyé contre le monument qui indique l’endroit où est tombé Gustave-Adolphe ; il m’embrassa quand j’eus prêté serment et m’adressa ces paroles : « Je désire que ce lieu vous soit d’un bon augure. Puisse l’esprit du grand homme qui est mort ici reposer sur vous! puissent sa douceur, sa sévérité, sa justice, vous guider en toutes vos actions! Soyez aussi obéissant envers vos chefs que ferme dans le commandement; jamais de faiblesse, soit par amitié, soit par ménagemens, alors même qu’il ne s’agirait que de légères infractions. Soyez irréprochable dans vos mœurs, et vous dominerez les hommes. Tel est le fondement indestructible de notre pouvoir ; les autres qualités dont notre carrière réclame le concours sont des présens de la nature ou des fruits de l’expérience. » Je lui répondis que j’acceptais avec joie ce favorable augure, et que je saurais mettre ses conseils à profit. Il m’embrassa une seconde fois, et je rentrai dans les rangs. Le soir, Schulenbourg me présenta au corps des officiers, et je donnai un souper de cent couverts. Le 16 janvier, le corps d’armée partit pour la Flandre. Je marchai constamment à pied. Mon colonel, M. de Preuss, quoique fort avancé en âge, me tenait compagnie avec quelques autres officiers. Pour me divertir, il fit placer à la tête du bataillon un joueur de cornemuse et plusieurs soldats qui excellaient à chanter des chansons bouffonnes. Les autres soldats apprirent bientôt le répertoire et faisaient chorus à chaque couplet; jamais, depuis ce jour-là, je n’ai vu marche si joyeuse. Aussi n’y eut-il pas un seul déserteur. Il gelait fort heureusement, et le froid avait séché les boues. A la longue pourtant, je ne pus supporter les fatigues de la marche ; mes pieds étaient blessés en vingt endroits, mon lourd fusil avait marbré mes épaules de brun et de bleu; on fut obligé de me faire monter à cheval pendant quelques jours, mais les soldats se moquaient de moi, et aussitôt qu’il me fut possible de marcher je repris mon rang parmi les piétons. Schulenbourg était resté derrière nous pour régler quelques affaires; il nous rejoignit à Wolfenbüttel, et je dînai avec lui à la table du vieux duc Antoine-Ulric, qui me témoigna beaucoup d’amitié. De là nous nous rendîmes à Hanovre, où je fus très bien reçu malgré (qui s’était passé avec mon oncle; le jour même de mon arrivée, je fus invité à souper chez le prince-électeur. »


On aime à voir dans ce récit naïf la noble figure du comte de