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d’après les règles de la science, et voilà un gouvernement qui ramène tout un peuple à la barbarie du communisme !

De toutes les prescriptions de l’ukase, celle-là serait la plus funeste, si elle n’était pas inexécutable. Toute culture devient impossible avec les abus de la dépaissance, quand on n’a aucun moyen de les prévenir ou de les réprimer. L’exportation des céréales, qui répand seule quelque richesse dans le pays, était entièrement due à la grande culture; elle va s’arrêter. Les forêts avaient acquis, par l’exportation des bois de construction et par l’établissement de nombreuses fabriques de sucre de betterave, qui exigent beaucoup de combustible, une plus-value considérable. On les livre à la dévastation. Le gouvernement russe reculera devant ces conséquences, à moins qu’il ne veuille absolument faire le désert autour de lui. Dans un pays comme la France, où la petite propriété et la petite culture existent de temps immémorial, elles peuvent rendre et elles rendent en effet de grands services; dans un pays comme la Pologne, où la population est clair-semée[1] et le débouché lointain, la petite culture ne peut prendre que de très faibles développemens. On commence à sentir chez nous les dangers du déboisement; que faut-il en attendre sous ce climat rigoureux?

La moitié des terres arables, le tiers environ du sol total, va passer entre les mains de la petite propriété. Cette révolution serait moins à regretter, si elle améliorait réellement la condition des cultivateurs; mais, en arrêtant les progrès commencés de la grande culture, on va rendre en somme la condition des classes agricoles plus mauvaise. Quelques-uns de ces petits fermiers, plus habiles que d’autres, commençaient à exploiter de grandes fermes; ils avaient ainsi devant eux un avenir de richesse qui va leur échapper. L’esprit de l’ukase est de les parquer à jamais dans leurs petites propriétés. En leur donnant en apparence l’indépendance, on leur impose une nouvelle sorte de servitude beaucoup plus étroite, car le gouvernement russe a intérêt à les maintenir dans leur pauvreté, pour en être plus maître, tandis que les propriétaires étaient intéressés à leur confier de plus en plus de grandes fermes. Que sont les riches fermiers d’Angleterre, sinon d’anciens paysans qui ont préféré d’eux-mêmes la grande culture à la petite propriété comme plus lucrative[2] ?

  1. Le royaume de Pologne compte 4,800,000 habitans sur 12,600,000 hectares, ou 38 habitans par 100 hectares, tandis que la moyenne de la France est de 68; la répartition de cette population est fort inégale, et il y a des contrées qui n’ont pas 20 habitans par 100 hectares.
  2. Les journaux russes font grand bruit en ce moment d’une lettre écrite par M. le comte André Zamoyski en réponse à un projet de partage des terres, et trouvée dans le sac de la maison Zamoyski à Varsovie. Cette lettre, qu’on présente comme la défense du régime féodal, nous paraît exprimer une grande vérité en économie rurale; la voici:
    « J’ai l’honneur de vous renvoyer votre écrit parfaitement clair et convaincant, car c’est une méthode connue et applicable dans certaines localités. Elle pourrait, entre autres, trouver son application dans une contrée commerçante, sillonnée de routes, possédant des villes en assez grand nombre et peuplée de petits rentiers, etc., car dans cette contrée la petite culture, la culture maraîchère trouverait des débouchés pour ses produits. Or dans notre pauvre pays nous manquons encore des raisons d’être et des conditions de la petite culture, et par conséquent de la petite propriété, qui tend bien vite à se morceler. Nous avons dans le pays des villages de petits propriétaires, — ils sont misérables sous tous rapports, — à tel point que je n’échangerais pas un de mes paysans, accensés depuis trente-cinq ans, contre dix de ces petits propriétaires. Mes paysans sont de petits fermiers. Ils ont de trente à cinquante arpens de terre et sont propriétaires de leurs maisons, etc. L’agriculture chez nous ne peut encore être lucrativement exploitée que par le moyen de la grande culture. Sous le point de vue social et local, il y aurait encore beaucoup à dire... Bref, à mon avis, il nous faut laisser arriver à la propriété ceux qui par leur travail et leurs économies, — ce qui est un genre d’éducation nécessaire, — amasseront un capital à cet effet, et le temps, qui est un agent avec lequel il est bon de compter, aidant, nous arriverons au but. Il n’est ni prudent ni sage de faire marcher la civilisation par bonds et soubresauts. Nos paysans petits propriétaires pourraient facilement être évincés par les Allemands.
    « J’ai l’honneur, etc.
    ANDRE ZAMOYSKI.
    « 22 décembre 1859. »