Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/245

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait la défaite de l’esprit moderne, de la liberté sous toutes les formes, si elles triomphaient, de telle sorte que Lacordaire et ceux qui ont marché avec lui apparaissent quelquefois comme une décoration brillante à l’abri de laquelle des idées tout opposées ont fait leur chemin. On a laissé au libéralisme catholique le rôle éclatant et populaire; les hommes de ce camp ont des victoires personnelles de talent, de caractère, ils ont gagné dans l’opinion, et pendant ce temps l’absolutisme religieux poursuit sa marche, s’avance et menace ceux-là mêmes dont la popularité a fait sa fortune nouvelle. M. de Montalembert est suspect, tout près d’être condamné, et Lacordaire l’eût été il y a longtemps, si l’on eût osé. Voilà où l’on en vient, et les libéraux catholiques se sont trouvés conduits à une alternative singulière : ils n’ont que le choix d’être inconséquens comme libéraux ou inconséquens comme catholiques, de se réhabiliter par l’apostasie en proclamant le pouvoir comme en Russie après avoir demandé la liberté comme en Belgique, ou de se débattre dans une orthodoxie suspecte, d’avouer devant l’opinion qu’ils ont promis ce qu’ils ne pouvaient tenir ou de paraître en rébellion devant Rome, d’être honnêtement et sincèrement impuissans ou d’accepter la liberté avec ses périls. Lacordaire avait l’anxiété de cette situation, qu’il dominait par son caractère encore plus que par son esprit, et il avait pour ces étranges sauveurs de la religion et de la société de vigoureuses indignations qu’on lui rendait en acrimonies, en défiances sournoisement propagées à Rome et en France. Il avait une extrême pitié de « cette grande misère morale; » il ne voulait plus même donner à des hommes qui font le mal au nom de Dieu la banale qualification de mon cher ami, « sous prétexte qu’on les connaît depuis longtemps et qu’ils communient d’ailleurs tous les huit jours. » Il ne haïssait pas, il se séparait et ne connaissait plus. Cette apostasie — c’était son expression — d’hommes qui avaient tant demandé la liberté autrefois et qui, se démasquant plus tard, ne rêvaient plus qu’absolutisme au profit de leurs idées et de leurs instincts, cette apostasie, outre qu’elle révoltait sa droiture, lui semblait une véritable trahison des intérêts de la foi, et ce n’est pas sans une juste fierté qu’il pouvait écrire à M. de Montalembert : « Nous n’avons pas été de ceux qui, après avoir demandé la liberté pour tous, la liberté civile, politique et religieuse, ont arboré le drapeau de l’inquisition et de Philippe II, renié sans pudeur tout ce qu’ils ont écrit, outragé leurs anciens compagnons d’armes à cause de leur constance et de leur fidélité, déshonoré l’église, salué César d’une acclamation qui eût excité le mépris de Tibère, et qui aujourd’hui, malgré la leçon des événemens, se drapent encore dans leur chute du mal qu’ils ont fait et de la honte dont ils sont couverts.