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Aucun grand poète, aucun grand artiste ne monte sur la tête d’un autre. Tous sont égaux dans la région où la grandeur existe. Bossuet ne dévore pas saint Paul, Molière n’anéantit pas Aristophane, Beethoven ne fait aucun tort à Mozart. L’idéal est l’idéal dans tous les milieux, dans toutes les langues. Là où il n’y eut pas d’idéal, il n’y eut pas de grandeur réelle. Là où l’idéal trouva l’expression digne de lui, il n’y eut pas d’hiérarchie pour ce poète. Il entra dans le cercle des égaux. Quiconque aura une grande somme de facultés équivalentes, quelque différentes qu’elles soient, peut y entrer à son tour.

Mais l’homme a une mission correspondante à ses facultés; il doit chercher à jamais le moyen d’être mieux, plus tranquille et plus heureux matériellement et moralement sur la terre. Il aura l’esprit de découverte, l’industrie, l’observation des faits, le génie de la déduction. Il voudra et saura lutter contre les forces ignorées de la matière, il pénétrera peu à peu et patiemment ses secrets. Ceux que le hasard daignera lui révéler, il en tirera un immense profit; il constatera les lois de l’univers, et pendant que dans la nuit du passé le prophète inspiré aura entrevu la face de Dieu et senti passer le souffle de l’infini, lui, le raisonneur, l’expérimentateur, il déclarera, après de longs siècles, qu’il sait pertinemment certains secrets de la Divinité pressentis vaguement par le poète.

Pour monter dans l’infini, il ne faut qu’un élan au poète. Ce qu’il y voit se confond souvent et se trouble; mais par le vol, par l’aile, par l’instrument, quel qu’il soit, littérature ou musique, sculpture ou peinture, l’action de s’élever, c’est l’art, et quiconque s’élève réellement fait tout ce que l’homme peut faire à lui seul.

Le savant monte autrement; il se méfie de ses ailes, il gravit des échelons, il mesure, il suppute, il observe, il ne peut se passer du vaste attirail construit par le concours de ses devanciers. Il est le dépositaire sacré des notions positives, il ne lui est pas permis d’en ajouter une nouvelle à la masse sans l’avoir éprouvée de toute sa force. Et sa force le trompe souvent! Et lui aussi, arrivé à une certaine région, il voit trouble! N’importe, il s’élève quand même, et par lui la connaissance humaine s’enrichit sans cesse. Tout n’est pas erreurs même dans la moins parfaite vision du savant sincère, et chacun dans cette voie fait tout ce que l’homme peut faire avec l’aide des autres.

Le poète peut dire moi, le savant doit dire nous. J’aime quelquefois le savant plus que le poète, je ne puis me passer de lui. Ce qui est à lui est à moi, il donne tout ce qu’il a. Le poète garde tout pour lui seul, il ne peut rien communiquer de sa force. Je le respecte autant, je l’admire davantage, je le redoute un peu. Tel il