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m’apparaît du moins dans ce fier livre que je lis : Isaïe, Eschyle, Homère, Dante, Shakspeare, Goethe, sont de grands solitaires dont nous relevons tous, mais qui ne relèvent de personne. Ils sont nos souverains; les savans sont nos frères; ceux-ci peuvent nous rendre savans comme eux-mêmes, il ne s’agit que de les étudier. Vous étudierez en vain les grands artistes, vous pourrez les copier, vous ne leur prendrez rien pour cela.

L’artiste, c’est l’initiative; le savant, c’est l’initiateur. Celui-ci représente l’humanité, l’artiste ne représente que l’individu; mais, pour être initiés, il nous faut bien l’un et l’autre, celui qui voit et celui qui fait voir. Confondons-les dans notre culte, ces pères sacrés de l’intelligence; ne discutons plus leurs mérites respectifs, ne souffrons plus qu’ils se disputent; que l’un ne soit plus l’insensé, l’autre le pédant. Réservons avec Molière notre gaîté pour les faux poètes et les faux savans. Et surtout qu’on ne se serve plus des mânes illustres comme d’un argument contre le progrès!

Je résumais ainsi dans mon esprit, et dans la forme la plus vulgaire possible, afin de m’habituer à la face pratique de ces hautes vérités, ce livre dont l’incomparable expression ne peut être indiquée, — toujours l’impossible transvasement de l’individualité puissante, — lorsque Sylvain me tira de ma méditation en me disant : Nos bêtes ont faim, et voilà de l’ombre. — Nous avions fait six lieues en un instant.

L’ombre est encore rare : les chênes et les ormes n’ont que des feuilles bien jeunes, plus blondes que vertes; mais il y avait là un jeune pin qui servit d’ombrelle à la halte au bord du chemin. Je restai un moment à regarder ces petits chevaux qui se léchaient l’un l’autre assez bêtement. Ils mangèrent peu d’avoine, ils regardaient l’herbe de la lisière du bois, et tâchaient d’attraper quelques branches du taillis. Évidemment ils n’avaient aucune notion de la propriété. Je m’en allai explorer le bois. Grande différence de climat entre celui-ci et ceux que j’ai laissés à dix kilomètres derrière moi ! Là-bas les anémones-sylvies étaient passé fleur, comme disent les bonnes gens (après l’anthèse, disent les botanistes) ; ici elles sont encore en boutons. Beaucoup de petites stellaires velues, beaucoup de grandes stellaires holostées, des houx étincelans au soleil, des nuées de moucherons blancs imperceptibles, une chaleur bénie ! qui ose médire de la chaleur? un geai amoureux qui tenait les plus absurdes propos à sa dame dans une langue gutturale, enrouée, grotesque : c’était le polichinelle de la forêt. Il me fit rire, j’étais de si bonne humeur! Le beau est un cordial. Je voulus voir le bout d’une avenue. Je la montai pour la redescendre, espérant découvrir le fond. Je marchai longtemps sous un