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un pas. Chose malaisée, la verticale fait bosse au milieu. Personne ne prendra grand plaisir, par trente degrés de chaleur, à voir ainsi la Creuse sous ses pieds. Cette promenade fantasque a été gaie pourtant, comme tout ce qui est gageure, et l’on s’est donné des airs de pionniers américains. On a vainement espéré la rencontre de quelque monstre tapi sous les buis de la colline. Nous n’avons pas même aperçu une vipère, et Dieu sait pourtant si le pays s’en prive!

Shakspeare était resté en bas avec mon manteau, sur le sentier. Ici l’on ne vole pas; mais je voulais revenir par le bois Renaud, et comme je demandais pardon à Moreau de lui faire descendre et remonter ce précipice pour aller chercher mon bagage, il m’a dit avec une fierté candide : Bah! ce n’est rien, à présent que nous avons une route !

Ce soir, tumulte devant ma porte : tous les enfans du village veulent me faire voir comme ils ont grandi, et ceux qui ne parlaient pas encore l’année dernière sont orgueilleux de savoir dire bonjour à présent.

En un an, changement sur toute la ligne. Les fillettes qui étaient jolies sont devenues laides en grandissant, et celles qui étaient laides en grandissant sont redevenues jolies en achevant de grandir. Isabelle est charmante, elle ne jure plus, elle prend des airs timides, elle ne lance plus des pierres aux garçons qui passent, elle file sa quenouille et rougit. En revanche, les garçons qui bégayaient grimpent aux arbres comme des singes et jurent comme des charretiers. Notre ami, le joli petit meunier, est un beau jeune homme : gare la conscription !

Samedi. — Il n’est pas facile de partir d’ici. Barataria veut des consultations et vous prend au collet à chaque pas. « Mon petit est noué; si je l’envoyais aux eaux? — Tenez-le propre et nourrissez-le bien, vous le pouvez. — Comment faire pour plaider contre mon voisin sans dépenser trop d’argent? — Ne plaidez pas, arrangez-vous. — J’ai été malade, je ne retrouve pas mes forces? — Essayez-les. » Il me semble que Sancho ne s’en tirerait pas mieux.

Me voilà sur la route, achevant mon beau livre et l’aimant jusqu’à la dernière page, et l’aimant plus encore en méditant son ensemble. Tout à coup les petits chevaux blancs approchent du fossé et s’arrêtent : qu’ont-ils? Ils ont reconnu l’arbre que je ne reconnaissais pas. C’est sous ce jeune pin qu’ils ont fait halte l’autre jour. Sylvain est enchanté. — Voyez-vous qu’ils ne sont pas bêtes?

Non vraiment. Il n’y a pas de bêtes, et une tristesse me prend. Pourquoi ces êtres sont-ils nos esclaves? Pourquoi ces cordes, ce collier, ces rênes, ce fouet, cette longue course pour mon plaisir et nullement pour le leur? En vertu de quel devoir me traînent-ils, moi qui ai des jambes? Et plus tard? quand ils ne seront plus mé-