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serait inutile de s’y arrêter. Il existe sur certains points de la Cornouaille une ancienne croyance superstitieuse. Quelques vieillards se souviennent encore d’avoir vu apparaître dans leur jeunesse ce qu’ils appellent le vaisseau de mort (death ship). Cette sinistre vision était toujours le présage de quelque châtiment, ainsi que le prouve un fait raconté par des témoins oculaires. Dans un village près de la mer vivait, il y a plusieurs années, un homme qui s’était enrichi par des moyens ténébreux. Quelques-uns de ses voisins se promenaient un jour sur la pointe des falaises à une élévation de plusieurs centaines de pieds au-dessus du niveau de la mer. L’un d’eux s’écria : « Voyez-vous ce vaisseau près du rivage? » Les autres regardèrent et aperçurent en effet, dans la brume qui couvrait alors la face des eaux, un grand navire sombre avec des voiles noires et gonflées par un souffle de brise, quoique le ciel fût parfaitement calme. Il n’y avait pas un être vivant sur le pont, personne au gouvernail, personne dans les cordages. La côte était dangereuse à cause des rochers ensevelis dans la mer; le vaisseau, dans sa marche sinueuse, semblait glisser sur ces écueils sans les toucher. Il disparut bientôt et s’évanouit dans le brouillard. Comme il n’y avait point de vent, en vertu de quel pouvoir se trouvait-il à même de naviguer? C’est la question que s’adressaient en silence les spectateurs inquiets. Ils se hâtèrent de regagner le village, où la première nouvelle qu’ils apprirent fut que M. ***, bien connu de tous à cause des mauvais bruits qui couraient sur son compte, venait de mourir. Le mystérieux vaisseau était sans doute venu chercher son âme. Soit que le monde en vieillissant devienne plus sceptique, soit toute autre raison que j’ignore, le death-ship ne s’est plus montré depuis longtemps sur les côtes de la Cornouaille. Parmi les habitans, les uns rient de cette tradition, les autres l’ont entièrement oubliée. À ce vaisseau de mort a succédé, sur ces mers toutes chargées de superstitions et d’horreurs, un canot qui paraît aussi se mouvoir en vertu d’une force surnaturelle. Il glisse comme une lumière dans les ténèbres de la tempête et passe entre les rochers à la manière d’une apparition. Son nom est au contraire le canot de vie (life-boat); il ne vient point emporter les méchans, il vient sauver les malheureux. Tandis que le premier s’éloigne dans les ombres fabuleuses du passé, le second se répand au contraire sur toutes les côtes où il peut rendre des services.

Les life-boats ne sont point particuliers à la Cornouaille, ils s’étendent au contraire comme une ceinture de protection sur toutes