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les côtes de la Grande-Bretagne; mais c’est principalement durant un voyage en Cornouaille que j’ai pu les voir à l’œuvre. Ne se trouvent-ils point d’ailleurs convenablement placés au milieu de ces rochers ennemis des navires, dans une province qui, ne touchant à la terre que par le Devon et resserrée entre des mers farouches, forme en quelque sorte une presqu’île dans une île[1]?

La Cornouaille possède maintenant neuf canots de sauvetage[2]. Cet avantage est d’autant plus fait pour réjouir le moraliste que les habitans de la Cornouaille avaient autrefois une réputation terrible et passaient pour maltraiter cruellement les naufragés. Sur les côtes de cette province vivait une dangereuse race de wreckers ; c’est le nom qu’on donnait à des hommes s’enrichissant des dépouilles que rejette la mer après avoir détruit un vaisseau. Ces wreckers ont fourni plus d’un caractère et plus d’un épisode au mélodrame anglais. La chronique les représente habitant les cavernes creusées par les vagues au pied des falaises et se livrant à toute sorte de barbaries. Il y a sans doute beaucoup d’exagération dans ces légendes du crime dont se sont emparés à l’envi le roman et le théâtre. J’ai pourtant recueilli en Cornouaille certains faits qui prouvent bien que les anciens wreckers n’ont point tout à fait usurpé leur renommée. Une jeune femme naufragée avait été poussée vers le rivage par la force des vagues, et cherchait à s’accrocher avec les ongles aux saillies d’un rocher. Un wrecker qui rôdait sur le bord de la mer comme l’oiseau de proie, aperçut cette femme et vit luire un anneau aux doigts crispés qu’elle attachait désespérément contre la pierre; il lui coupa la main pour avoir la bague. Le même homme, trouvant le métier bon et les naufragés trop rares à son gré, imagina d’en faire naître. Pour atteindre son but, il attacha durant la nuit un âne par la patte, lui mit une lanterne sur le dos et le conduisit ainsi lui-même le long du sommet des rochers qui hérissent la côte nord de la Cornouaille. La marche boiteuse de l’animal tiré à dessein par le maître imitait assez bien l’allure plongeante d’un vaisseau à voile. Cette lumière mouvante faisait croire aux navires qu’ils étaient encore à une certaine distance des côtes, et une telle illusion les attirait à toute vitesse vers les écueils où la destruction était certaine. Bien avant l’établissement des life-boats, de pareilles infamies avaient été réprimées en Cornouaille par la conscience publique. Il y a une cinquantaine d’années, une frégate, l’Anton, ayant heurté contre les rochers, ceux qui survivaient au naufrage

  1. Voyez, sur la Cornouaille, deux études déjà publiées dans la Revue du 15 novembre 1863 et du 1er mars 1864.
  2. Les stations de life-boats en Cornouaille sont Fowey, le Lizard, Porthleven, Penzance, Sennen-Cove, Saint-Yves, New-Quay, Padstow et Bude-Haven.