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il se jette à la mer et se met à nager vers le rivage, déroulant une longue corde dont il avait attaché l’un des bouts au vaisseau condamné. Pour bien comprendre tout ce que cette entreprise exigeait de courage, il faut savoir quelle est la résistance de ce que les Anglais appellent une mer brisée (broken sea). Quand même le fond serait composé de sable et de cailloux, la force des vagues tombantes est si grande et leur mouvement de retraite si impérieux que dans la plupart des cas elles défient le plus fort et le plus habile nageur. Combien plus terrible est le danger lorsque les lames s’élancent de toute leur fureur contre les angles aigus de rochers durs comme le diamant ! Mille fois plus affreuse encore est la situation du nageur quand il n’a tout autour de lui que les ténèbres, quand des débris de naufrage encombrent la cime mouvante des vagues et quand la température des eaux est assez basse pour glacer le sang dans les veines de l’homme le plus brave. C’est pourtant contre tous ces obstacles réunis que Joseph Rogers eut à lutter : ces obstacles, il les avait prévus, et il n’avait point hésité un instant. Il est bien vrai qu’il sauvait sa vie en sauvant celle des autres; mais, s’il n’eût songé qu’à lui-même, se fût-il chargé d’une corde qui ajoutait tant aux embarras et aux difficultés de son périlleux voyage? Au moment où il avait quitté le vaisseau, il y avait d’ailleurs plus de chance pour lui d’être secouru à bord que de gagner le rivage dans des conditions si défavorables. Un généreux sentiment avait donc dominé chez Rogers l’instinct même de la conservation. Ses efforts furent couronnés de succès; il gagna la terre, et, une voie de communication étant établie au moyen de la corde entre le vaisseau et le rivage, vingt-cinq personnes furent sauvées dans des corbeilles. Les quatre cent quatre-vingt-dix passagers auraient ainsi tous échappé à la mort, si, pendant que se pratiquait cette manœuvre de sauvetage, le vaisseau ne se fût en quelque sorte dissous et abîmé pour jamais au fond de la mer. L’institution nationale des life-boats décerna la médaille d’or au brave marin Joseph Rogers. Il reçut en outre 5 livres sterling : bien faible gratification sans doute pour un tel service; mais de tels actes ont leur récompense dans le cœur même de ceux qui les accomplissent.

Plus que tout autre peut-être, l’Anglais possède le genre de courage qui convient à de telles entreprises : il a ce qu’il appelle le pluck, c’est-à-dire une valeur ferme, réfléchie, inébranlable, un sentiment de bravoure naturelle contre la mauvaise fortune et les élémens déchaînés. Si quelque chose pouvait encore développer en lui les ressources de cette mâle énergie, ce serait à coup sûr la compassion pour les souffrances inouïes qu’endurent trop souvent les malheureux naufragés. Le 7 novembre 1859, une barque de pêcheurs