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ceux qui nous servent. Sauve-toi ; mais auparavant, passe à ma maison et dis au harem (aux femmes) de se retirer immédiatement chez mon gendre Moulla-Méhémed et d’emporter avec lui les objets qu’il sait. »

En visitant la forteresse de Sémendria, une des quatre, outre celle de Belgrade, qui demeurent entre les mains des Turcs, je fus frappé de la bonne harmonie qui régnait entre la garnison et les habitans. Le commandant était un brave Turc, peu versé, je crois, dans l’art militaire, encore moins dans la politique, et qui bornait sa diplomatie à vivre en paix avec ses voisins. À côté de lui était un grand vieillard, aux manières affables et distinguées, son ami. C’était l’ancien voïvode Méhémed-Aga, dont le père, ancien compagnon d’armes de Kara-George, avait fait la guerre avec lui contre les Daïs. Quand le préfet de Sémendria nous eut présentés suivant toutes les règles de l’étiquette orientale, ils se serrèrent tous les trois la main avec effusion, comme de bons voisins charmés de se retrouver ensemble. Le commandant, simple bimbachi¸ avait appris la veille qu’il venait d’être promu lieutenant-colonel. Le préfet et plusieurs notables de la ville, qui s’étaient joints à lui, le complimentèrent de l’air le plus sincère, et paraissaient heureux d’un avancement qu’on pouvait supposer un peu tardif, car les moustaches du nouveau caïmacan commençaient déjà à grisonner. « Qui sait ? dit le voïvode, le tchelebi deviendra peut-être bientôt liva (général) ! » Et toute l’assistance. Turcs et Serbes, de s’exclamer tout d’une voix : « Inch Allah ! Plaise à Dieu ! »

Il n’y a donc pas, au demeurant, incompatibilité radicale et absolue entre les Serbes et leurs adversaires. Un jour peut-être chrétiens et musulmans en viendront à une réconciliation et vivront pacifiquement sur le même terrain ; mais il faut auparavant que les choses soient logiquement remises en leur place. Il faut que deux millions de musulmans cessent de commander dans la Turquie d’Europe à dix millions de chrétiens ; il faut que la suprématie politique retourne à ceux qui l’ont jadis exercée, il faut que les peuples dépossédés au XIVe et au XVe siècle, puisque les Osmanlis n’ont pas réussi à se les assimiler, soient réintégrés dans leurs domaines. Ce n’est point là une question de dogme, c’est une question de droit et d’intérêt général, c’est-à-dire de tranquillité pour l’Europe, d’ordre et de prospérité pour l’Orient. On ne la résoudra bien qu’en évitant de réveiller les querelles religieuses et en se rappelant la belle parole attribuée au sultan Mahmoud : « Je veux qu’on ne reconnaisse les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église, les Juifs qu’à la synagogue. »


À. UBICINI.