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LA
TOILE D’ARAIGNÉE



Il faudrait placer en tête de ce simple récit cette maxime d’un fatalisme terrible, mais parfois bienfaisant : c’était écrit. Si jamais homme entra dans la vie avec une résolution fortement arrêtée et les moyens de réaliser ses rêves ambitieux, ce fut bien certainement Charles de Saverne, et lui aussi pourtant dut se courber sous le joug.

Son père, le marquis de Saverne, avait émigré pendant la révolution ; au retour des Bourbons, il s’était établi à Évreux, sa ville natale, et avait jeté hardiment les débris de sa fortune dans des entreprises commerciales qui lui réussirent. Ses affaires étaient en pleine prospérité quand son fils arrivait à cet âge où nous prenons possession de nous-mêmes : — le jeune homme atteignait sa vingtième année. C’était une nature énergique et remuante. Une idée fixe le poursuivait depuis son enfance. Il avait rêvé la vie agitée de ces aventuriers normands qui, le fer au poing, tourmentés du besoin de batailler, avaient conquis la Sicile, l’Angleterre et dévasté la moitié de l’Europe. Charles de Saverne, à vrai dire, était de son siècle, et s’il songeait à parcourir le monde sur la trace de ses aïeux, c’était moins pour guerroyer que pour aller devant lui à la recherche de l’inconnu, — pour voir et savoir. Il s’était préparé de longue main à cette existence nomade. Il avait dévoré plutôt que lu toutes les relations des voyageurs, depuis les récits apocryphes de l’antiquité jusqu’au Voyage autour du monde de Bougainville. Il songeait à inaugurer ses courses lointaines par une exploration du pôle nord. Un de ses amis d’enfance, Henri de La Meilleraie, qui courait depuis dix ans les mers du Sud, devait faire avec lui ce voyage. Il