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taient des vases de fleurs et des arabesques de feu. Ma vie avait perdu tout ce qui lui donnait du prix et du charme. Je n’entendais rien, je ne voyais rien. Il fallut cependant sortir de ma torpeur : le baron venait d’être accosté par un personnage qui parlait en se rengorgeant, et par deux dames qui, à première vue, me parurent être deux sœurs.

Le baron me prit par la main ; je me levai comme un automate. Il me présenta à ses amis ; on me salua, je saluai. Il invita la plus âgée des deux dames, et me poussa vers la plus jeune en l’invitant pour moi. J’offris mon bras et me laissai conduire. Nous nous trouvâmes bientôt dans un tourbillon de danseurs, en face de l’orchestre. Je jetai un coup d’œil sur la personne suspendue à mon bras, et qui me paraissait agitée d’un léger frémissement. C’était une jeune fille pâle avec des yeux noirs et de grands cheveux retenus par un ruban de velours ; elle était belle, mais elle avait dans l’ensemble de sa physionomie je ne sais quoi de tragique et de fatal. Lorsque je la regardai, elle baissa les yeux en rougissant. Je ne songeai pas à lui demander qui elle était. Que m’importait ? Je lui dis machinalement : Où est le baron ? Elle me répondit qu’il se trouvait avec sa mère.

— Cette jeune femme que j’ai vue avec vous est donc votre mère ? Je la prenais pour votre sœur.

— Ma mère a l’air fort jeune en effet, répliqua-t-elle, ou plutôt j’ai moi-même l’air plus âgé que je ne suis.

Sa voix tremblait. L’orchestre interrompit notre dialogue. Je dansai sans entrain et d’un air maussade.

— Comment la trouvez-vous ? me dit à l’oreille le baron, qui me faisait vis-à-vis sans que je l’eusse aperçu.

— Assez sotte, quoique très belle.

Le baron ne dut entendre que la première partie de ma phrase. Il fit la moue. Mes paroles allaient au hasard. Lorsque ma danseuse fut revenue à mon côté, je lui glissai un compliment sur son esprit. Elle crut sans doute que je me moquais, car elle ne daigna pas me répondre, et elle détourna la tête d’un air si triste que j’eus honte de moi-même. Je lui pris la main et la serrai doucement ; son beau visage était toujours plus pâle, mais elle me regarda d’un œil si pénétrant et si doux que j’en fus ému malgré moi. Je lui demandai son nom.

— Ah ! dit-elle d’un air surpris, mais je suis… — Elle hésita.

— Une fée, un bon génie, la plus adorable personne de ce bal. — Elle sourit.

— Je suis mademoiselle Chantoux.

— Mademoiselle Chantoux ! m’écriai-je, et je fis un pas en ar-