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rière ; tous les regards se fixèrent sur moi ; on dut me croire fou. — Le baron m’a joué, pensai-je, je me vengerai ! — Je vis en ce moment le rusé vieillard en face de moi ; il m’observait avec un sourire qui me parut diabolique. Quant à la jeune fille, qui un instant auparavant m’inspirait je ne sais quel vague sentiment d’affection, je fus pris pour elle d’un mouvement de haine instinctif. La contredanse finissait. Je lui offris mon bras d’un tel air qu’elle hésita presque à le prendre. Je ne savais comment renouer l’entretien. La situation devenait intolérable ; heureusement le baron vint à nous, et, prenant Mlle Camille avec lui, me regarda d’un air de pitié comique : — Ce pauvre comte ! dit-il. J’ai eu tort de l’amener ici ce soir ; il a la fièvre.

Je les perdis de vue, et je courus me cacher au plus noir des charmilles. J’aurais donné beaucoup en ce moment pour avoir une querelle avec quelqu’un. Je marchai sur le pied d’un promeneur solitaire : il me demanda pardon et me salua profondément ; c’était mon futur beau-père…

Le lendemain, le baron vint chez moi ; il souriait agréablement.

— Mon cher comte, me dit-il, tout est au mieux. Mme Chantoux vous trouve l’air noble, et M. Chantoux une physionomie fort avenante. Quant à la jeune personne, ou je me trompe beaucoup, ou elle vous aime déjà. Ainsi vous voilà en bon chemin. Vos bans sont affichés à la mairie ; dimanche, ils seront publiés à l’église, et d’ici à dix jours vous êtes un homme marié… Mais avant de conclure cette grave affaire, nous devons une visite à la famille ; c’est indispensable.

Le baron me présenta quelques jours après à l’hôtel Chantoux. Je compris que je devais au moins sauver les apparences, et je me conduisis en homme du meilleur monde, c’est-à-dire avec un tact, une froideur, une convenance parfaite. Fidèle au rôle qu’il s’était imposé, le baron se tenait debout près de la cheminée dans l’attitude d’un général d’armée qui surveille les mouvemens des différens corps de bataille. C’était lui qui conduisait la conversation, conversation difficile, heurtée, montée sur des échasses. Mlle Chantoux osait à peine lever les yeux ; quant à moi, si confiant et si ouvert d’habitude, je ne prononçai pas un mot, je ne fis pas un geste, je n’eus pas un sourire qui ne fût prémédité. J’étais si calme, quoique mal à l’aise, que je pus étudier Mlle Camille comme un modèle indifférent qui eût posé devant moi. Sa taille était belle, quoique un peu trop fine à mon sens et un peu courbée, comme une fleur qui a souffert. Ses cheveux, d’un châtain doré et très abondans, s’enroulaient en larges boucles qui descendaient sur ses tempes et sur ses joues. Son teint mat, son regard voilé, lui don-