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nous nous séparons sans rien briser. Et maintenant serais-je indiscret de vous demander ce que vous comptez faire pendant mon absence ?

— Vous attendre, me répondit-elle.

Je la regardai stupéfait. L’accent pénétrant dont elle avait prononcé ces deux mots m’avait bouleversé. Je la vis sous mon regard frissonner de la tête aux pieds, tandis qu’une rougeur intense colorait jusqu’à ses épaules sous la gaze qui les recouvrait.

Que signifiaient ces changemens subits et extrêmes ? Le calme et la raillerie tout à l’heure, et maintenant tous les signes d’une agitation violente !… Tout cela commençait à me donner le vertige. Je sentis que je me trouvais sur le bord d’un abîme. J’entrevis vaguement des complications que je n’avais point prévues. Je songeai malgré moi à ces fils d’araignée dont le baron m’avait si plaisamment menacé, et je me demandai avec terreur si par hasard les paroles sacramentelles du mariage ne renfermaient pas quelque puissance fatale et surnaturelle que la volonté humaine ne saurait conjurer.

Pour échapper à ce cercle terrible que je voyais se rétrécir peu à peu autour de moi, j’entrai sans plus tarder dans mes plans d’avenir, et aussi froidement que je le pus j’expliquai à la comtesse ce que j’allais faire au Chili, et par quelles combinaisons industrielles j’espérais me créer en quelques années une fortune et une indépendance qui ne devraient rien à personne. Tandis que je parlais, elle se leva, se mira de la tête aux pieds dans une glace, puis se plaça devant moi, ne m’écoutant plus, mais m’adressant du regard une question que je devinai aisément malgré mon peu de connaissance de ce langage muet. Sa pensée était pleine de choses désespérées. C’était la dernière prière et le dernier cri d’une femme blessée dans les fibres les plus profondes de son cœur. Son attitude penchée, ses bras pendans, ses yeux attendris, ses sourcils contractés, tout en elle semblait me dire : Je suis belle pourtant… Pourquoi ne m’aimerais-tu pas ?… Il y avait aussi une tache invisible sur son front, une arrière-pensée dans son regard qui semblait plonger dans le passé pour lui remettre en mémoire une erreur que Dieu peut effacer, mais que les hommes ne pardonnent pas. Je compris alors que je n’avais qu’à dire un mot, à faire un geste, pour la voir s’agenouiller devant moi !… Oh ! les fils d’araignée, je les sentis m’envelopper de toutes parts ! La comtesse rayonnait en ce moment d’une beauté qui échappe à toute analyse ; elle était superbe et presque terrible. Je sentis que j’étais perdu sans un effort violent ; je me raidis, et je détournai la tête. Elle frappa le parquet du pied. Je levai les yeux sur elle, je vis son sein se soulever comme s’il allait éclater ; ses