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joues devinrent horriblement pâles, elle s’appuya au dossier d’un fauteuil, puis me tendit la main.

— Laissez-moi, me dit-elle, descendez au salon. J’irai vous rejoindre dans un instant.

Je baisai la main qu’elle me présentait, et je sortis aussi brisé que si je venais de subir la question. J’avais besoin du grand air de la liberté pour me retrouver tel que je m’étais connu jusque-là. Aussi, dès que le repas fut terminé, je jetais sur mes épaules un manteau de voyage, et, suivi d’un valet de ferme, je pris à cheval la route de Montfort.

La beauté de la nuit, la douceur de cette nature endormie, le silence mystérieux des bois que nous traversions, calmèrent bien vite l’effervescence de mes esprits, et je commençais à éprouver une satisfaction pleine et tranquille, celle d’un malade qui, revenu à la santé, respirerait pour la première fois l’air parfumé des champs. J’étais libre, tout était là pour moi.

Peu à peu cependant, comme un de ces petits nuages noirs qui, dans un ciel serein, présagent quelque horrible tempête, il se leva au plus profond de ma conscience un léger scrupule. Abandonner à la solitude une femme au moment de l’efflorescence des plus douces passions, ne lui laisser, pour la sauver d’elle-même et des autres, que le souvenir d’un époux que peut-être elle ne devait plus revoir ! N’avais-je donc aucune obligation à remplir envers elle et envers moi ? J’étais loin certes d’éprouver une vive sympathie pour ma femme ; mais dès que je ne me sentais plus lié à elle, l’aversion première se transformait en indifférence, et, chemin faisant, cette indifférence devenait peu à peu de l’attendrissement. J’eus en quelque sorte pitié de cette jeune fille qu’une faiblesse, assez excusable au fond, avait entraînée hors de sa voie, et qui, maintenant qu’elle pouvait se croire sauvée, n’avait rien gagné à régulariser sa vie que l’abandon de son mari, et, qui sait ? les railleries du monde.

J’arrivai à Montfort dans une singulière disposition d’esprit. George, qui avait fait préparer les chevaux de poste, me regarda d’un œil étonné en me voyant seul. Il ne dit rien pourtant ; mais, au moment de monter en voiture, il eut un air de désappointement et de résignation si comique que je ne pus m’empêcher de rire. Je me jetai au fond de la berline, et nous partîmes au triple galop.


II.

Je passe sur mon séjour à Évreux : j’y réglai les affaires de mon père et je me rendis à Londres. Je trouvai Gaston de Vaubray dans d’excellentes dispositions, et nos projets sur le Chili en assez bonne