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pire en l’enlevant aux Grecs, ce n’était pas le rendre plus fort contre les Turcs, ce n’était pas affermir le boulevard qui défendait l’Europe. Le pape Benoît XI ne comprenait pas que l’Europe s’affaiblissait toutes les fois qu’elle attaquait ou qu’elle opprimait les populations chrétiennes de l’Orient, et que des schismatiques valaient mieux sur le Bosphore que des mahométans. Comme l’Europe de nos jours ne comprend pas encore cette vérité et cette charité politiques, comme elle ne fait presque rien pour relever et pour soutenir les chrétiens d’Orient, comme elle semble même préférer l’entretien de la décadence turque à l’avènement de la renaissance chrétienne, il faut pardonner au pape Benoît XI d’avoir favorisé les prétentions ambitieuses que le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, avait sur l’empire grec. L’Occident se préférait à l’Orient chrétien, c’est ce qu’il fait encore. Cet égoïsme du XIVe siècle a valu à l’Europe près de cinq siècles d’alarmes, et elle lui vaut aujourd’hui encore un redoutable embarras.

C’est l’honneur de Raymond Lulle d’avoir écarté de son plan toutes ces tentatives dangereuses et impuissantes. Il a une autre manière de soumettre les infidèles et les schismatiques, c’est de les convertir. Il veut employer l’instruction et le raisonnement au lieu de la force. Pendant sa retraite sur la montagne, à Majorque, il eut plusieurs apparitions. « Quand j’étais dans la force de la jeunesse, dit-il dans un de ses traités, je me sentais entraîné par les plaisirs du monde ; je m’écartais de la bonne route et je me précipitais dans le péché. Oubliant le vrai Dieu, je m’abandonnais aux voluptés du corps ; mais Jésus-Christ, dans sa bonté infinie, a bien voulu m’apparaître cinq fois attaché sur la croix, afin que je me souvinsse de lui et que je fisse en sorte que la connaissance de son nom se répandît par toute la terre. » La Vierge lui apparaît aussi avec l’enfant dans ses bras, et un pasteur mystérieux vient plusieurs fois le bénir. Telle est la mission de Raymond Lulle, et qu’il accomplit avec un dévouement et une persévérance admirables. Ce pénitent qui s’est retiré sur une montagne n’est ni un rêveur contemplatif ni un ermite solitaire. Il admire beaucoup la vie contemplative et semble d’abord la mettre au-dessus de la vie active. « La vie active est la servante de la vie contemplative, dit-il dans ses Proverbes moraux, un de ses plus curieux ouvrages, et la vie contemplative est la servante de Dieu[1]. » Mais bientôt il assigne à la vie contemplative la place qu’il lui faut dans la condition de l’homme. « La vie contemplative, dit-il, doit précéder et guider la vie ac-

  1. « Vita activa est ancilla contemplativæ, et contemplativa est ancilla Dei. » (de Proverbiis moralibus.)
  2. « Vita contemplativa est antecedens vitæ activæ. » (De Proverbiis.)