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liers et les prêtres ne lui fait pas pourtant méconnaître le mérite des autres états. « Le paysan et le marchand, dit-il, sont plus nécessaires à la vie de la société que les autres hommes, et pourtant il n’y a personne à qui on fasse plus d’injustices qu’au paysan et au marchand. » Le bon prêtre et le bon chevalier gouvernant le monde, le paysan et le marchand protégés et défendus, voilà l’idéal de la société du moyen âge, idéal qu’elle n’a jamais pu réaliser pas plus qu’aucune société ne réalise son idéal ; le bonheur est de s’en rapprocher.

Je me suis arrêté avec quelque prédilection sur Raymond Lulle, parce qu’il marque un moment important dans l’histoire de la question d’Orient. Après le grand enthousiasme des croisades et leur déclin rapide, il y avait beaucoup de découragement dans les esprits. Quelques papes même croyaient qu’il n’y avait plus rien à faire en Orient. Quand il n’y a plus les mêmes choses à faire dans le gouvernement du monde, il y a aussitôt des gens qui se prennent à dire qu’il n’y a plus rien à faire du tout. Le dépit de la routine trompée aboutit au désespoir. Il faut bénir ceux qui croient au contraire qu’il y a toujours quelque chose de bon à faire, et qu’il n’y a pas de situation, si difficile qu’elle soit, qui n’ait son expédient. Raymond Lulle était un de ces hommes. Il y avait certes avant lui dans l’église des missions destinées à convertir les infidèles ; les frères prêcheurs et les frères mineurs allaient déjà, poussés par le zèle de la foi, jusque dans l’extrême Orient. Leurs travaux répondaient à la vocation générale de l’église chrétienne, fondée pour évangéliser le monde ; mais ils ne répondaient pas à la vocation particulière des croisades, c’est-à-dire à la défense et au maintien de la foi chrétienne dans l’Orient européen. Cet Orient européen, composé des côtes occidentales et septentrionales de l’Asie et de l’Afrique, était occupé par les Arabes et les Turcs. L’Europe féodale avait essayé de le soumettre par les croisades, et n’y avait pas réussi. Raymond Lulle demanda à l’Europe savante et lettrée de faire par la prédication ce que la conquête n’avait pas pu faire. Ce n’était pas dans le monde entier que Raymond Lulle voulait organiser son genre particulier de propagande ; il se bornait à l’Orient européen, à l’Orient le plus rapproché et le plus menaçant pour l’Europe. Comme au temps des croisades, il allait où était l’ennemi le plus voisin, non plus pour le combattre, mais pour l’instruire, pour le convertir par le raisonnement, attendant de la raison plus que de la force des armes, car, s’il ne parvenait pas à convertir des peuples et des provinces, il convertirait au moins des âmes, et c’était déjà une récompense suffisante pour sa foi. Les individus convertis feraient peu à peu des peuples soumis. Il pouvait l’espérer, et cette ambition généreuse et toute chrétienne valait mieux que l’ambition des croisades, deve-