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nues toutes politiques et toutes mondaines. Dans le système de propagande de Raymond Lulle, la question d’Orient, pour revenir au langage de nos jours, perdait sa forme violente et usurpatrice pour prendre une forme vraiment chrétienne et vraiment civilisatrice[1].


II.

Avec Marino Sanuto, cette question changeait encore de forme, et, cessant de plus en plus d’être religieuse, devenait toute politique et toute commerciale. Marino Sanuto inaugurait par son traité, Secreta fidelium Crucis, cette alliance du commerce et de la politique que l’Angleterre, depuis la fin du XVIe siècle, a pratiquée avec tant de hardiesse et tant de fortune.

Disons d’abord un mot de Marino Sanuto, de sa famille et de sa vie. Marino était d’une grande famille vénitienne. En 1207, le sénat de Venise, après la prise de Constantinople par les croisés, voulant ôter aux Grecs l’Archipel comme il leur avait déjà ôté le Bosphore, décréta qu’il était permis à tout Vénitien de s’armer et d’aller conquérir les îles de l’Archipel. Les Sanuto s’armèrent et s’emparèrent de Naxos, de Paros, de Melos et même, dit-on aussi, de l’île d’Égine : ils se firent ainsi une principauté qu’ils

  1. Je ne puis mieux prouver que Raymond Lulle n’est pas un visionnaire chimérique qu’en citant, à l’appui de sa doctrine, un passage de Fleury, l’auteur de l’Histoire ecclésiastique et l’un des écrivains catholiques les plus fermes et les plus éclairés du XVIIe siècle. Je tire ce passage de son discours sur les croisades (*). « Les gens sensés, instruits par l’expérience du passé et par les raisons que j’ai touchées dans ce discours, voient bien qu’en ces entreprises (les croisades) il y avait plus à perdre qu’à gagner, et pour le temporel et pour le spirituel. Je m’arrête à cette dernière considération, qui est de mon sujet, et je dis que les chrétiens doivent s’appliquer à la conversion et non pas à la destruction des infidèles… La vraie religion doit se conserver et s’étendre par les mêmes moyens qui l’ont établie, la prédication accompagnée de discrétion et de prudence, la pratique de toutes les vertus et surtout d’une patience sans bornes… Ce n’est pas les infidèles qu’il faut détruire, mais l’infidélité, en conservant les hommes et les désabusant de leurs erreurs ; en un mot, l’unique moyen est de persuader et de convertir. Je sais que l’on est ordinairement prévenu de l’impossibilité de convertir les musulmans, et que c’est ce qui engage les plus zélés missionnaires de passer au-delà pour prêcher l’Évangile aux Indes et à la Chine. » Fleury combat cette opinion, et il conclut en disant qu’il voudrait que « ceux qui entreprennent de prêcher la foi aux musulmans fussent premièrement bien instruits des langues qui ont cours chez eux, l’arabe, qui est la langue de leur religion, le turc et le persan, selon le pays, qu’ils eussent bien lu leurs livres et sussent bien leur doctrine, leurs histoires et leurs fables, en un mot qu’ils eussent les mêmes secours pour cette controverse que les pères de l’église avaient pour celle des anciens païens. » La doctrine de Fleury est exactement celle de Raymond Lulle : convertir les infidèles et non les détruire ou les conquérir, appliquer la propagande chrétienne aux musulmans, c’est-à-dire à l’Orient voisin, au lieu de l’appliquer seulement à l’Orient le plus éloigné.
    (*) Tome XVIII de l’Histoire ecclésiastique.