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beaucoup, mais ils n’ont pas tout fait, et l’homme, là comme ailleurs, a besoin de mettre la main pour achever l’œuvre de la nature. Le jour où un état puissant s’établira sur l’isthme de Panama, le jour où la science et l’industrie européennes perceront les neuf milles et la montagne qui séparent les deux mers, le jour enfin où l’isthme sera changé en bosphore, ce jour-Là, en unissant les contrées que baigne le Pacifique avec celles que baigne l’Océan et des contrées diversement civilisées et diversement riches (ce qui est la meilleure condition pour multiplier les échanges), ce jour-là l’isthme, par son anéantissement même, qui sera son achèvement, aura donné à l’homme tout ce que l’homme avait droit d’en attendre, mais ce que l’homme peut seul lui donner.

L’isthme de Suez a eu de temps immémorial beaucoup des avantages qu’il pouvait attendre des hommes, sauf ce dernier perfectionnement qui consiste à détruire les isthmes pour les changer en bosphores. À prendre l’isthme de Peluse à Suez, c’est et ç’a toujours été un désert ; mais à côté de ce désert, qui faisait de l’isthme une barrière plutôt qu’un lien entre les deux mers, la nature et l’homme avaient placé deux grandes compensations : la nature avait mis le Nil, qui, coulant du sud au nord, côtoyait l’isthme et lui servait pour ainsi dire de canal latéral. L’homme de son côté avait mis en Égypte un grand état avec une grande et singulière civilisation, de telle sorte que le commerce, en arrivant des Indes au fond de la Mer-Rouge, trouvait devant lui un isthme médiocrement large, un grand fleuve aboutissant à la Méditerranée, l’activité politique et sociale d’un grand empire. En retour des avantages qu’il trouvait en Égypte, le commerce donna dans l’antiquité la puissance et la richesse à ce pays, et même au moyen âge, quand les Sarrasins possédèrent l’Égypte, ce fut encore le commerce des Indes qui fit la force du sultan d’Égypte et qui le rendit redoutable aux chrétiens de l’Occident. C’est l’Égypte qui porta les grands coups aux croisés en Orient, et qui en 1187 s’empara de Jérusalem. Dès ce moment, l’Occident parut comprendre que la clé de l’Orient était en Égypte, et que le commerce des Indes était la cause de la grandeur de l’Égypte.

Que fallait-il donc pour ôter à l’Égypte cette prépondérance fatale aux croisades ? La conquérir ou l’annuler ?

On croit que saint Louis est le premier croisé qui s’est avisé d’attaquer l’Égypte. C’est une erreur. Un des historiens de la première croisade raconte[1] que dans une réunion des princes chrétiens qui délibéraient sur la direction à suivre, quelques-uns d’entre eux disaient : « N’allons pas encore vers Jérusalem ; allons en Égypte et

  1. Voyez Bongars, Gesta Dei per Francos, t. Ier, p. 173.