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ses jours à la taverne avec le prince Henri et Falstaff, depuis le maître jusqu’au valet, depuis le nabab qui revient de l’Inde chargé de richesses, comme Prospero le voyageur et le magicien, jusqu’aux ouvriers de Londres, pour lesquels a été écrit le Songe d’une nuit d’été, depuis le grand seigneur qui conserve encore dans ses terres la fierté et l’opulence d’un Warwick ou d’un Thomas Mowbray jusqu’au paysan qui entend parler sa langue dans Comme il vous plaira et dans le Conte d’hiver?

N’avez-vous pas honte, disaient les autres, — les descendans de ces puritains qui ont fait autrefois une si rude guerre au théâtre, que Ben Jonson a livrés au ridicule et au mépris sous les noms de Busy et de Tribulation et qui s’en sont vengés en interdisant sur toute la surface de l’Angleterre les représentations dramatiques pendant de longues années d’austérité et de deuil, — n’avez-vous pas honte d’accorder tant d’honneurs à un comédien, à un homme qui a spéculé sur la curiosité malsaine de ses contemporains et qui a peut-être détourné bien des âmes de la voie du salut en leur offrant dans ses œuvres l’image ornée et attrayante des vanités mondaines? — Les ministres rigides, les vieilles filles intolérantes, poussaient des cris d’indignation à la seule pensée du scandale qu’allait causer dans la communauté chrétienne la glorification d’un acteur et d’un dramaturge. J’ai entendu les membres d’une famille presbytérienne protester l’un après l’autre contre l’iniquité du siècle qui permettait de telles profanations, et, quand je leur demandais s’ils avaient lu ce Shakspeare qu’ils accusaient d’être un des corrupteurs de la morale publique, ils me répondaient qu’ils n’avaient jamais ouvert une seule de ses pièces et qu’ils se garderaient bien de les lire jamais, pour ne pas souiller leurs yeux et leurs oreilles dans un impur commerce avec un esprit de ténèbres. D’autres plus modérés, mais non moins préoccupés de la question religieuse, se demandaient ce que le jubilé de Shakspeare rapporterait à la religion, et, sans accuser le poète, tout en témoignant même pour lui une sincère admiration, ils ne voulaient pas tremper dans une œuvre qui ne devait pas tourner à la plus grande gloire de Dieu.

Malgré ces objections, hardiment et énergiquement formulées avec la liberté anglaise, l’idée de fêter l’anniversaire de la naissance de Shakspeare a prévalu dans la grande masse du public, et de tous côtés, à Londres, à Liverpool, à Manchester, à Birmingham, à Glasgow, des comités se sont organisés pour célébrer dignement la date du 23 avril. On a voté des fonds pour élever des statues à « l’aimable Will, » et en attendant on a préparé des banquets et des discours en son honneur. En même temps, — et c’était là une des meilleures manières d’honorer sa mémoire, — dans les principaux théâtres de Londres, on mettait à l’étude quelques-unes de