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que le braconnage était fort à la mode en Angleterre à la fin du XVIe siècle, et que de très honnêtes gens se permettaient de tuer des daims dans les parcs des grands seigneurs anglais; mais un d’entre eux, dans un écrit assurément plus sérieux que ne le comportait le sujet, vient de prendre le contre-pied de la justification habituelle, d’affirmer qu’il n’y avait pas de délit plus grave que de tuer un daim, et d’établir par une argumentation en règle que Shakspeare ne l’a pas commis[1]! Suivant ce nouveau défenseur de l’innocence du poète, la scène se serait passée, non à Charlecote, mais dans un parc plus rapproché de Stratford, à Fulcote, qui n’appartenait point encore aux Lucy, dont le propriétaire était exilé comme traître, et où, d’après l’usage du temps, tout le monde avait le droit de chasser. Shakspeare avec ses chiens, en compagnie de quelques camarades, y aurait poursuivi, sans se cacher, et y aurait tué un daim, comme cela était permis à tout habitant du pays. Seulement un conflit se serait élevé entre lui et les gardes forestiers de sir Thomas Lucy, qui auraient prétendu, ou que l’animal s’était échappé de Charlecote, ou que leur maître, nommé par la reine administrateur du domaine en l’absence du propriétaire, ne permettait pas qu’on y chassât sans son autorisation. Shakspeare aurait maintenu son droit et aurait si fort irrité sir Thomas Lucy, qui était très redoutable en sa qualité de chevalier et de juge de paix, qu’afin d’épargner à son père et à ses compatriotes quelques désagrémens, il aurait quitté Stratford.

Quoi qu’il en soit, que Shakspeare ait ou non braconné, qu’il ait fait en tuant un daim une chose permise ou une chose défendue, il a eu certainement à se plaindre de la famille Lucy, et il a gardé contre elle un ressentiment d’autant plus singulier qu’il avait l’humeur du monde la plus accommodante suivant tous les témoignages contemporains, et qu’il n’a pas perdu un instant de vue l’idée de s’établir définitivement à Stratford, où il devait se trouver en relations nécessaires avec les possesseurs du château de Charlecote. Malgré le besoin qu’il pouvait avoir de leur appui ou tout au moins de leur neutralité pour conquérir la grande situation à laquelle il aspirait dans son pays, il ne les a pas ménagés. Il les a fait passer à la postérité, mais uniquement pour leur infliger un ridicule immortel. En me promenant dans leur splendide résidence, dans ce château que sir Thomas Lucy a fait bâtir en 1558, et qui subsiste encore aujourd’hui presque sans changemens, en voyant son dernier descendant se dérober à la curiosité publique, comme s’il redoutait les souvenirs attachés à son nom, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler les vieux vers de la ballade qui ne sont peut-être pas de

  1. Shakspeare no deerstealer, by C. Holte Bracebridge. Londres, 1862.