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Shakspeare, mais qui perpétuent la mémoire du ressentiment que lui attribue la tradition : « Un membre du parlement, un juge de paix, chez lui un pauvre épouvantail, à Londres un âne... Il se croit lui-même grand, mais c’est un âne dans son domaine. A voir ses oreilles, on ne peut l’appareiller qu’avec des ânes. » Et cette autre chanson, plus grossière et plus insultante encore : « Sir Thomas était bien avide de vouloir tant de daims, lorsque les cornes sur sa tête apparaissent si visiblement! Lors même qu’il ne serait pas resté un daim à sa seigneurie, eh bien! n’a-t-elle pas une femme qui prend assez de peine pour lui trouver des cornes qui dureront autant que sa vie? »

Ce qui est bien de Shakspeare et ce qui atteste d’une manière certaine son intention de ridiculiser sir Thomas Lucy, ce sont les scènes des Joyeuses Femmes de Windsor, où il le fait figurer sous le sobriquet de Shallow (esprit borné). Pour qu’on ne s’y trompe pas, il donne à Shallow les armes des Lucy, des brochets blancs (luces), et il établit entre lui et sir John Falstaff le dialogue suivant, où il fait évidemment allusion à quelque démêlé de sa jeunesse avec le juge de paix de Stratford à propos d’une question de chasse :


«SIR JOHN FALSTAFF. — Eh bien! monsieur Shallow, vous voulez vous plaindre de moi au roi?

« SHALLOW. — Chevalier, vous avez battu mes gens, tué mes daims, enfoncé la loge de mon garde...

« SIR JOHN FALSTAFF. — Mais non embrassé sa fille.

« SHALLOW. — Fi! un rien, n’est-ce pas? Vous en répondrez.

« SIR JOHN FALSTAFF. — Je vais répondre sur-le-champ. J’ai fait tout cela voilà ma réponse.

« SHALLOW. — Le conseil en connaîtra.

«SIR JOHN FALSTAFF. — Tant mieux! Si le conseil en connaît, on se moquera de vous. »


Cette légende, un peu embarrassante pour les optimistes de parti pris qui ne veulent pas trouver l’ombre d’une tache dans la vie de Shakspeare, n’est pas du reste la seule qui fasse douter de cette vertu infaillible qu’on lui attribue si bénévolement. On raconte encore à Stratford que, dans un bourg voisin, il y avait d’intrépides buveurs qui défiaient tout le monde d’égaler leurs prouesses, que les jeunes gens de Stratford, Shakspeare en tête, avaient accepté leur défi, mais qu’au bout de peu de temps, mis hors de combat par leurs adversaires, ils revinrent chez eux non sans peine, et que le poète, appesanti par les fumées du vin, incapable de continuer sa route, se coucha sous un pommier sauvage, qui lui servit d’abri pendant toute la nuit. L’arbre, précieusement conservé, se voyait encore en 1824. On en trouverait non-seulement les restes, mais plus de vingt fois l’équivalent dans un nombre infini de tabatières