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ciété la plus brillante de Londres, auquel une reine et un roi avaient donné des marques d’amitié, qui était lié avec lord Southampton, avec Fletcher, avec Ben Jonson, et dont chaque soir le public de la capitale applaudissait les œuvres? D’abord Stratford était son pays natal. A la rigueur, cette raison seule suffirait, d’autant plus qu’elle ne se discute pas; elle se sent. Ce n’est pas une question de raisonnement, c’est une question de sentiment, par conséquent ce qu’il y a au monde de plus individuel. Et puis ce petit coin du monde où est né Shakspeare a sa beauté particulière. On devine, en s’y arrêtant, tout ce que devait y aspirer de poésie une imagination fraîche et riante. Aucun paysage ne répondait mieux peut-être à la disposition habituelle de l’esprit de Shakspeare, à cette sérénité et à cette égalité d’humeur que ses contemporains lui attribuent. Tout y est calme et doux. Ni hautes montagnes, ni rochers à l’horizon ; aucun mouvement de terrain qui, par des lignes brusques ou heurtées, dérange le plaisir tranquille de la contemplation : rien d’extraordinaire ni de grandiose; mais, de quelque côté que se tournent les regards, une harmonieuse combinaison de prairies vertes, d’arbres heureusement groupés et d’eaux courantes, des teintes simples et bien fondues, tout ce qui caresse l’œil et tout ce qui repose l’esprit. Quand on se promène sur les bords de l’Avon, en face de l’église gothique ombragée d’ormes, quand on suit le fil de l’eau et que, du cours paisible de la rivière, on relève les yeux sur les prairies humides, sur les haies qui les séparent et sur les bouquets de chênes qui s’y détachent, on se sent peu à peu comme imprégné de ce qu’il y a de poétique dans cette nature verdoyante et comme enveloppé d’une atmosphère de paix et de volupté tranquille. Il y a des plaisirs plus vifs; il n’y en a pas qui s’insinuent plus doucement dans l’âme et qui paraissent plus durables. J’aimais surtout, pendant mon séjour à Stratford, à m’arrêter à l’extrémité de la ville, près d’un moulin, sur un petit pont de pierre qui existait déjà du temps de Shakspeare, et d’où l’on voit la ville entière baignée dans la verdure, noyée au milieu des prés et des vergers en fleur. C’est de là que le poète a dû souvent la contempler, à travers les premières brumes du matin ou le soir, à l’heure où la rosée qui monte étend son voile d’argent sur les prairies.

Ces beautés sont des beautés familières et simples. On en trouverait d’autres, d’un ordre plus élevé, dans les environs immédiats de Stratford. Le parc de Charlecote, avec ses vieilles constructions du XVIe siècle, avec ses longues pelouses et ses arbres séculaires, a un caractère imposant de majesté et de grandeur. Nulle part, je le crois, on ne voit de plus beaux chênes, même dans le reste de l’Angleterre, la patrie des chênes. Ceux du Bas-Bréau, les plus beaux de la forêt de Fontainebleau, presque tous élancés et hardis, for-