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ment un effet d’ensemble admirable : ce sont des arceaux, des colonnades, des portiques sur lesquels courent du lierre et des plantes grimpantes. Ici au contraire, au lieu de se présenter par masses, ils ne se présentent qu’isolément ou par petits groupes. Ils n’atteignent pas non plus une grande hauteur; au lieu de se dresser en colonnes, avec des tiges droites et nues, ils se développent en largeur dans le vaste espace qu’on laisse libre autour d’eux. A peu de distance de terre, leurs troncs trapus et vigoureux projettent d’énormes branches qui s’entrelacent généralement en corbeille touffue et qui se disposent avec une sévère harmonie. C’est l’image de la force ramassée et disciplinée, quelque chose qui fait penser à la sève contenue du caractère anglais. Si, après avoir visité Charlecote, on veut voir un spectacle plus frappant encore, il faut gagner la ville de Warwick, à six milles de Stratford. Là reste debout, tout entier, dans sa magnificence féodale, le vieux château de ces comtes de Warwick qui ont fait des rois et dont Shakspeare a tracé un portrait si fier : un pont-levis, des tours reliées entre elles par des murailles crénelées, des mâchicoulis, des bastions, tout l’appareil des fortifications du moyen âge, des murs tapissés de lierre ou à demi cachés par des massifs d’arbres qui poussent leurs racines dans les fossés, la grandeur d’une ruine et avec cela le mérite d’une parfaite conservation. Quand on regarde cet ensemble, on se croit ramené de quelques siècles en arrière, au temps où des chevaliers bardés de fer faisaient piaffer leurs chevaux dans la cour seigneuriale; on s’attend à voir des sentinelles se promener la lance à la main sur les remparts et des arbalétriers préparer leurs armes au fond des meurtrières. Au-dessous du castel, un parc descend en pente rapide et se perd à l’horizon à travers des massifs de chênes, de sycomores et de cèdres. Sous les fenêtres, dont les balcons sculptés dominent l’abîme, coule l’Avon, qui tombe avec fracas du haut d’un rocher. Le grand caractère du paysage ajoute à l’effet de l’édifice, et fait paraître plus majestueuses encore les lignes hardies de l’architecture gothique. C’est un coin du moyen âge conservé, comme les cours des collèges d’Oxford, pour le plaisir des yeux.

Tous ces beaux sites, Shakspeare les a admirés depuis son enfance. Aux plus imposans, il a fait des visites poétiques : au milieu des plus simples, il a laissé couler doucement sa vie; de tous, il a senti le charme pénétrant. Dans ces vastes prairies, il s’est enivré, au printemps, de l’odeur des foins fraîchement coupés; pendant les chaudes journées d’été, il s’est assis, à l’ombre des ormes, sur les rives fleuries de l’Avon; à l’automne, il a vu tomber avec mélancolie les feuilles séchées des grands arbres. Si tout cela vivait dans son souvenir, n’en a-t-il pas fait passer quelque chose dans ses vers? Bien des traits de couleur locale ont dû se glisser d’eux--