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en étant plus châtié. On peut lui tout dire, mais à la condition de ne rien dire qu’il ne comprenne, et surtout de ne rien dire qui puisse être mal compris.


I.

Rien de grand jusqu’ici, non-seulement en France, mais dans aucun pays du monde, ne s’est passé tout à fait en dehors de l’état. Notre temps est arrivé, pour la première fois, à concevoir une organisation sociale où, l’initiative individuelle ayant toute liberté, l’état, réduit à un simple rôle de police, ne s’occuperait ni de religion, ni d’éducation, ni de littérature, ni d’art, ni de morale, ni d’industrie. C’est là un idéal vers lequel il faut tendre, quand bien même il serait impossible de l’atteindre entièrement. Le premier article de notre foi politique, sociale, philosophique, religieuse, c’est la liberté, et la liberté signifie pour nous l’abstention de l’état en tout ce qui n’est pas intérêt social immédiat; mais un second point sur lequel je ne pense pas que deux hommes judicieux puissent différer, c’est qu’un tel idéal est fort éloigné encore, et que le moyen de l’ajourner indéfiniment serait justement une trop prompte abdication de l’état. Il est peu conforme à notre système que l’état s’occupe d’éducation, et pourtant je ne crois pas qu’un seul libéral réclame pour demain la suppression du ministère de l’instruction publique. L’essentiel est qu’en rien l’influence de l’état ne soit exclusive. Or, grâce à l’esprit d’individualisme qui a jeté dans le monde civilisé de si fortes racines, le bon ou le mauvais vouloir d’un gouvernement ou même de tous les gouvernemens pour les choses de l’esprit n’a plus qu’une importance assez secondaire. Le goût et les opinions personnelles de Louis XIV étaient la loi de son époque. Au XVIIIe siècle, les hommes qui tenaient à exercer une action sur leur temps étaient obligés de tenir grand compte d’un Frédéric, d’une Catherine. Le public européen est devenu de nos jours le véritable souverain intellectuel. Dans un si vaste monde, les intrigues et le charlatanisme sont de nulle conséquence. L’étendue fait le même effet que le temps; à cent ans de distance, tous les mérites sont remis à leur place : de même l’Europe éclairée ne se trompe pas longtemps sur la valeur des hommes et des idées. Ce juge incorruptible, insaisissable, est le vrai Mécène; on le gagne par de bonnes raisons, et non en lui faisant la cour.

Pour tout ce qui peut s’appeler art ou littérature, la question du patronage de l’état est d’une solution relativement facile. Une réforme qui supprimerait un tel patronage sur la poésie, les ouvrages d’imagination, la peinture, la musique, la sculpture, serait à l’heure