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chefs-d’œuvre. C’était la première fois depuis vingt ans qu’Hippolyte Flandrin se trouvait séparé de ce frère avec lequel il avait vécu d’une seule vie, avec lequel il avait tout mis en commun, espérances, travaux, joies ou peines, actions ou pensées. Aussi, quelque large que soit la part des descriptions dans les lettres qu’il lui adresse, quelque effort qu’il semble faire pour ne lui rendre compte que de ses impressions d’artiste, un mot involontaire, un détail donné en passant vient à chaque instant trahir le secret qu’il prétendait garder et révéler quelque chose de la souffrance intime à celui dont il croyait avoir intéressé seulement la curiosité ou dérouté les appréhensions affectueuses. « Je viens, lui écrivait-il peu de jours après son arrivée à Rome, je viens de te parler de la ville et de ses beautés. Elles sont sublimes, mais l’esprit n’est pas toujours disposé à les sentir. Souvent je suis bien triste, les soirs par exemple. Lorsque le soleil est couché (je suis à ma fenêtre quelquefois), le ciel est magnifique; mais la nuit qui commence à tomber fait penser plus loin et plus profond que pendant le jour. Je regarde l’horizon pendant longtemps... Je referme ma fenêtre lorsque je vois les lumières s’allumer dans la ville, je lis Plutarque jusqu’à neuf heures à peu près, puis je me couche et je relis ta lettre, celle de M. Ingres. Ainsi je m’endors en pensant à toi et à lui. » Et ailleurs : « Mon Dieu, c’est donc bien vrai que j’ai quitté la rue Mazarine et l’atelier, le Pont-Royal et la Cité, dominée par les deux colosses de Notre-Dame ! Tout cela a son beau et son bon côté, que je sens encore mieux de loin que de près : le pays où je suis est admirable; mais il le sera bien autrement quand nous en jouirons ensemble. Allons, courage, travaillons. Les progrès que nous pourrons faire ajouteront encore à la joie que nous aurons de nous revoir. »

Une année, une longue année s’écoula avant que cette réunion, si ardemment désirée de part et d’autre, vînt rendre à Hippolyte Flandrin celui qui avait été, qui resterait jusqu’à la fin le témoin de son âme autant que le compagnon de sa vie. Quelques mois plus tard, M. Ingres succédait à Horace Vernet dans le poste de directeur de l’académie. Les pensionnaires eux-mêmes, sur lesquels, — un d’entre eux le disait récemment devant sa tombe, — Flandrin « exerçait une véritable fascination, la fascination de l’artiste supérieur et de l’homme de bien, » les pensionnaires lui avaient voué déjà cette amitié mélangée de respect qui devait, pour quelques-uns se fortifier encore par la consécration commune des succès et par la confraternité de l’Institut, pour tous survivre aux jours de la jeunesse et de la camaraderie. Ainsi entouré de ceux qu’il continuait ou qu’il commençait à aimer, ainsi encouragé au travail par la double influence du milieu d’affection où il se trouvait et des grandes