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corriger entraîne des conséquences fatales. Le XVIIIe siècle, qui affectait tant de dédain envers les époques de barbarie, se montra plus sévère encore. Peu soucieux des origines et du passé en général, empressé à s’émanciper et à émanciper tout le monde, il adopta un style vif, courant, qui s’accommodait mal des manières de dire trop solennelles. Il baissa le diapason pour se mettre à portée du plus grand nombre; la langue subit une véritable dépression, et il s’introduisit dans l’orthographe des modifications fâcheuses en ce qu’elles ont fait perdre à beaucoup de mots le signe caractéristique de leur origine. Combien de lettres doubles ont disparu! On les remplaça, il est vrai, par des accens; mais ces accens, — leur nombre va toujours en diminuant, — qui indiquent la suppression d’une consonne, ne font point deviner celle qui est absente. Combien de lettres, devenues inutiles parce que l’usage voulait qu’on ne les prononçât plus, ont été rayées au grand détriment de l’orthographe véritable! Mais peu importait aux écrivains d’alors; ils avaient hâte de mettre en circulation tant d’idées nouvelles qu’il leur fallait mutiler les mots pour aller plus vite[1]. Ainsi armée à la légère, la langue française s’écarta de plus en plus de la ligne que lui avaient tracée les maîtres du XVIIe siècle, et elle s’éloigna chaque jour davantage de ses origines anciennes. Partout vivante dans des pages impérissables, puissante dans le mal comme dans le bien, par sa diffusion faite pour proclamer la vérité, et souvent employée à propager l’erreur, elle a coupé le lien qui l’attachait à ses radicaux : on peut donc dire qu’elle ne vit plus, en parlant au point de vue philologique. Elle va se défaisant, s’égrenant toujours, mobile et hardie, se prêtant avec une élasticité merveilleuse à toute sorte de conceptions. Dans son ensemble, elle est admirable de clarté, de vivacité et de mouvement; étudiée dans ses détails, elle se montre toute remplie d’irrégularités, de défectuosités, de caprices qui por-

  1. La langue française est soumise plus qu’aucune autre à la tyrannie de l’usage et de la mode. Ainsi on a cessé depuis longtemps d’écrire nuict, huict, faict; l’italien, l’espagnol et le portugais ont conservé l’orthographe notte, otto, fatto, noche, ocho, hecho, noite, faito, etc., dans laquelle la lettre c du radical latin est représentée par une lettre qui la rappelle. Mais ce c que nous supprimons dans les mots cités ci-dessus, il se retrouve dans nocturne, octave, faction. On pourrait multiplier à l’infini ces exemples, qui démontrent combien notre langue agit c:ipricieusement et à quel point les orthographes des dictionnaires académiques sont réellement fautives dans une foule de circonstances.