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tent l’empreinte des époques et des circonstances sous l’influence desquelles elle s’est formée. Destinée à interpréter les pensées d’un peuple aussi logique dans ses déductions que prompt à changer de point de vue, elle abonde en idiotismes et accueille les néologismes avec un bienveillant empressement. Il n’y en a pas en Europe de moins homogène; on dirait que sa formation a été l’effet du hasard, et cependant le monde entier l’accepte telle qu’elle est, malgré ses défauts, malgré les difficultés de sa prononciation, faite tout exprès pour dérouter les étrangers. D’où lui vient donc ce succès incomparable? C’est qu’elle est de plus en plus l’expression du monde moderne, — c’est qu’elle a l’avantage d’être l’organe d’une nation douée d’initiative et qui jette incessamment à travers le globe des idées nouvelles. On lui pardonne des imperfections réelles en faveur du rôle qui lui est dévolu dans la civilisation contemporaine, et ce rôle ne pouvait appartenir qu’à une langue éminemment analytique, fille de la langue latine, qui fut celle du christianisme, et conservant, en dépit des altérations que le temps et les événemens lui ont fait éprouver, quelque chose de cette virilité romaine qui savait s’imposer au dehors.


III.

En tous pays, les patois sont curieux à étudier, parce qu’ils ont conservé l’empreinte du passé. Ils marquent le moment où des nationalités émancipées tendent à se constituer sur les débris d’un puissant empire tombé en dissolution. Ils se sont formés spontanément sous l’influence du génie particulier aux populations qui les parlent; ils sont l’œuvre de tous et de chacun; les savans n’y ont pas mis la main, et c’est pour cette raison qu’ils offrent en général peu d’irrégularités. De là vient aussi qu’ils varient d’un canton à l’autre, quoique chacun d’eux, pris dans son ensemble, corresponde presque toujours aux provinces plus ou moins étendues qui ont eu leur vie propre avant de se fondre en un grand royaume. Il y a des patois, le provençal par exemple, qui ont eu l’importance d’une langue ; il y en a qui possèdent une véritable littérature, mais ils se sont attardés en chemin, tandis que d’autres plus grossiers prenaient le pas sur eux. Aussi qu’est-il arrivé? Pendant que la Provence et le Languedoc s’en tenaient à leurs dialectes méridionaux pleins de sonorité et faits pour la poésie, pendant que ces belles provinces à demi romaines obéissaient encore à l’élan de la civilisation latine, il se formait dans le nord-ouest une langue rude, terne, mélange confus des patois picard, normand, wallon, berri-