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bifurcation, qui s’était donné un nom si digne d’elle, n’eût jamais été adoptée tant que l’organisation de l’instruction publique a été soumise au contrôle parlementaire : jamais des chambres ayant à voter une loi d’enseignement n’eussent consenti à essayer une expérience aussi mal inspirée et aussi hasardeuse sur une génération de jeunes Français. La production et la formation des hommes de talent et de mérite sont l’épreuve des institutions ; c’est un cas où l’on juge aussi l’arbre à ses fruits. La période de la distribution des prix donne ordinairement lieu à des discussions hétéroclites. Cette année, une polémique bizarre a été soulevée au point de vue des idées démocratiques. Ne voyant guère, sur la liste des lauréats, de noms connus appartenant aux familles aristocratiques, aux membres de nos corps politiques et de l’administration publique, un journal a conclu de cette observation que les familles aristocratiques, les membres de nos corps politiques, les grands fonctionnaires, ne font point élever leurs enfans par l’université et les confient aux établissemens ecclésiastiques. De là, suivant ce journal, deux Frances nouvelles qui seraient élevées dans des principes différens, et ce serait malheureusement la génération favorisée par la naissance, la fortune et la situation politique, qui recevrait une éducation rétrograde, contraire à l’esprit de notre époque. Cette statistique est-elle exacte, et : les inductions qu’on en tire sont-elles fondées ? Cela nous inquiète peu : nous verrions avec peine que par des insinuations de ce genre on coupât la France en deux camps hostiles dès l’enfance. Il n’est pas prouvé que l’éducation des établissemens ecclésiastiques forme des esprits rebelles aux tendances de leur siècle : on a depuis bien longtemps signalé comme l’indice d’un effet tout contraire l’exemple des philosophes du XVIIIe siècle et de nos grands révolutionnaires, tous sortis des collèges de jésuites ou des maisons de l’Oratoire. De notre temps même, les plus énergiques adversaires de l’orthodoxie, sont venus des séminaires et non des lycées. Au surplus, cette discussion a, suivant nous, le défaut de donner trop d’importance aux résultats religieux, moraux et politiques de l’enseignement secondaire. C’est un travers de l’esprit français de porter le grand intérêt des questions d’éducation sur le terrain de l’instruction secondaire : ce sont les résultats de cette instruction que l’on entoure, avec une solennité un peu puérile, des pompes, des récompenses, des cérémonies publiques. On omet, on passe sous silence la période vraiment décisive de l’instruction publique, celle qui est remplie par l’enseignement supérieur, celle où il est question non plus des enfans, mais des jeunes gens, celle où se font définitivement les hommes. Les cours de nos facultés correspondent à cette période, qui demeure trop terne en France et trop négligée par les regards du public. Dans d’autres pays, en Allemagne, en Angleterre, les intérêts et les années que représente la vie des universités occupent une bien plus large place dans l’attention générale. Cependant, nous le répétons, en France comme ailleurs, c’est à ce moment de l’instruction que se forme véritablement l’unité intellectuelle des générations nouvelles.