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plus parlé depuis vingt siècles. Par un effort de génie, ils ont retrouvé le zend, que personne ne comprenait plus, même dans le pays où il prit naissance, et ils commencent à déchiffrer les inscriptions cunéiformes des palais de Nabuchodonosor. C’est avec cet amas énorme de matériaux, qui eût assurément effrayé un génie antique, fût-il Aristote ou Varron, que la science moderne entreprend de poser les lois du langage.

Je ne puis pas indiquer ici tous les résultats que M. Max Müller a tirés de cette science amoncelée. Son ouvrage n’étant déjà qu’un lumineux résumé de tous les travaux contemporains, il serait bien difficile de le résumer lui-même d’une façon qui fût claire et utile. Je me contente de renvoyer au livre de M. Max Müller ceux qui sont décidés à s’instruire et que tentent ces grandes questions. Ils y admireront avec quelle netteté l’auteur sépare les divers élémens des langues, fait l’histoire de chacun d’eux, quand il est possible de la faire, arrive à saisir partout les racines, les explique et les classe, puis, montant plus haut encore, « . jusqu’à cette cime élevée d’où nous pouvons contempler l’aurore de la vie de l’homme sur la terre, » nous montre ce que la science nouvelle peut nous apprendre de l’origine du langage. Toutes ces questions sont traitées avec grandeur, souvent avec une certaine poésie, toujours avec une admirable lucidité. M. Max Müller n’est pas de ces savans qui font profession d’être inabordables, et qui mettent autour de leur science une enceinte de phrases obscures et de termes barbares pour éloigner les profanes. Lui, au contraire, convie tout le monde à l’écouter, et il dit si clairement les choses qu’il n’y a plus de profanes quand il parle. J’ajoute qu’il ne s’adresse pas ici à un public d’Allemands, qui ne demandent pas qu’on leur rende la science facile ; c’est pour un auditoire anglais que son livre a été fait, et encore pour un auditoire de gens du monde et de gens d’affaires qui veulent être instruits sans fatigue et prétendent comprendre du premier coup. L’accueil qu’ils ont fait aux leçons sur la science du langage prouve que M. Max Müller les avait servis à leur goût.

Cet important ouvrage n’était pas facile à traduire : il fallait, pour y réussir, une plume exercée, qui fût familière avec ces recherches ardues et parlât naturellement la langue de la science ; il fallait aussi une plume souple et riche qui pût rendre la majesté d’un style qui s’élève naturellement avec la grandeur des pensées. MM. Harris et Perrot me semblent y avoir assez bien réussi. Leur livre se lit d’un bout à l’autre, sans qu’on y rencontre une phrase embarrassée ou obscure. Le tour en est si naturel qu’on ne croirait jamais qu’on lit une traduction, ce qui me paraît le principal mérite d’un ouvrage de ce genre. Aussi tous ceux qui le liront remercieront-ils les deux traducteurs de leur faire connaître, sans fatigue, les plus belles découvertes d’une science qui sera l’honneur de notre temps.


OASTON BOISSIER.