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favorable pour demander et obtenir cette faveur, car c’est précisément en 1724 que Lefort signale à ses correspondans de Varsovie l’existence d’un parent de la tsarine établi incognito depuis quelques mois dans la capitale de l’empire. L’incognito disparut peu à peu. L’ancien meunier et sa famille firent bientôt partie de la. cour. En 1726, cette famille se composait du père, de la mère, de trois filles et de plusieurs fils. L’aînée des filles avait alors dix-huit ans ; la cadette, Sophie Carlovna, en avait seize. Celle-ci, que Lefort nous représente comme « peu jolie, hardie, espiègle, raisonnablement têtue, mais spirituelle, » était depuis 1725 « première demoiselle de la tsarine. » Il y avait en outre deux tantes, « vraie pépinière d’héritiers, de cohéritiers, etc. » Déjà traitée avec beaucoup d’égards du vivant de Pierre le Grand, « cette famille prolifique, » comme l’appelle le ministre saxon, fut comblée de faveurs après la mort du tsar. Catherine n’était plus retenue par des motifs de discrétion et de prudence. Le fils de l’ancien meunier eut rang parmi les pages ; le meunier lui-même fut nommé comte le 16 janvier 1727. « On assure qu’il n’en restera pas là, écrit Lefort, et qu’on le verra sans délai cordon bleu et déclaré prince. On travaille avec vigueur à réparer les défectuosités de leur état. » Ce travail vigoureux, cette nomination de comte, tout cela éveilla l’attention de Lefort. Le diplomate, avec son flair si sûr, comprit qu’il pouvait y avoir là-quelque danger pour Maurice, car enfin cette couronne de Courlande si enviée, si disputée, et remise aux mains de l’impératrice pour qu’elle en fît présent à un prince de son choix, ne pouvait-elle pas tenter l’ancien meunier courlandais ? « On assure qu’on le verra sans délai cordon bleu et déclaré prince. » Péripétie aussi inquiétante qu’inattendue ! Si le nouveau comte avait sérieusement l’ambition d’être duc-souverain, si Catherine formait aussi ce projet pour lui ou quelqu’un des siens, adieu la dernière ressource de Maurice, l’appui moral de la Russie ! Lefort voulut concilier tout, et, imaginant une combinaison nouvelle avec cette prestesse qui le caractérise, il eut l’idée de marier le comte de Saxe à Sophie Carlovna, la fille du meunier, cousine et première demoiselle de l’impératrice. a Le cabinet de Lefort, dit spirituellement M. de Weber, était un véritable bureau de mariages au service du comte de Saxe. »

Ce projet n’eut pas de suites. Est-ce Maurice qui refusa de s’y prêter ? La chose est plus que probable. Celui qui avait montré si peu d’empressement pour la nièce et la fille de Pierre le Grand en montra sans doute bien moins encore pour cette parente de Catherine, « peu jolie et raisonnablement têtue. » Il dut comprendre toutefois, comme Lefort, que ses affaires se gâtaient à Saint-Pétersbourg.