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Dans cette chaîne infinie de phénomènes dont on ne comprend ni le pourquoi ni le comment, d’où vient qu’il se produit à un moment donné, un certain mécanisme de phénomènes, un certain système qui semble se détacher du tout par la conscience, et s’opposer au reste comme une force capable d’action et de réaction ? Comment ce mécanisme si compliqué, à savoir l’homme, qui n’est qu’un effet ou un ensemble d’effets, arrive-t-il à se faire à lui-même l’illusion qu’il est une cause, au point même de n’avoir d’autre idée de cause que celle qu’il puise dans la conscience de sa propre action ? Comment peut-il même avoir l’idée de l’action ? Un phénomène n’agit pas, il est agi, comme disait énergiquement Malebranche. Un phénomène est le produit d’une action, ce n’est pas l’action elle-même. Si l’homme n’était qu’un phénomène ou un ensemble de phénomènes, il n’aurait jamais l’idée de l’action ; mais par cela même il n’aurait aucune idée, car penser, c’est agir.

Je comprends que l’on dise que l’homme est lié au tout, et Spinoza n’a pas tort d’écrire que nous ne sommes pas « un empire dans un empire. » Toutefois, sans être un empire indépendant et souverain dans l’empire universel de la nature, l’homme peut y être citoyen, ce qui n’est pas possible, si l’homme n’est pas quelque chose par lui-même, s’il n’a aucune personnalité, et s’il doit tout au dehors, si en un mot l’homme n’est qu’un produit, car alors il n’a rien d’intérieur, ni de spontané, rien qui puisse être principe de liberté ou objet de droit. Que sera-ce si cette rencontre ou combinaison de phénomènes que vous appelez un homme n’est que le résultat de l’activité aveugle et inconsciente de la nature ? Mais je laisse de côté ce qu’il y a d’inexplicable dans l’idée de forces aveugles produisant cette œuvre si merveilleusement ordonnée ; je me contente de répéter que l’homme ainsi formé par rencontre et combinaison n’a point de centre : or dans un tel être je ne comprendrai jamais la conscience de soi-même.

L’intériorité à soi-même (s’il est permis de définir ainsi la conscience) est un fait si extraordinaire, si original, si inattendu dans cette série graduée qu’on appelle la nature, il tranche tellement sur le reste, qu’il faut un étrange parti-pris philosophique pour avancer avec le dogmatisme de nos critiques que la conscience est une résultante, et que l’homme est un produit. C’est précisément ce qu’il faut démontrer. Il ne suffit pas de développer avec éclat et imagination l’idée d’une évolution de la nature : tout le monde sait qu’il y a une évolution, ou du moins une échelle dans la nature. Aristote et Leibnitz l’ont dit avant Hegel. La question est de savoir si dans ce développement il n’y a point des hiatus, des solutions de continuité, si la nature, en se développant, suit une ligne continue,