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concrète ou supprimée), quel esprit philosophique pourra se trouver satisfait par une pareille logomachie scolastique ? M. Taine, qui a essayé de réhabiliter l’école empirique et sensualiste (ce qui, dans une certaine mesure, pouvait avoir quelque utilité), devrait bien se souvenir de la règle fondamentale de cette école : ne pas réaliser d’abstractions. Si l’école de Locke, de Condillac, de Destutt de Tracy, de Mill, a un mérite, c’est l’horreur des abstractions réalisées. Or que diraient ces philosophes d’une formule qui crée, d’une loi qui est une cause, enfin de cette pneumatologie abstraite qui ne supprime la cause, la substance, l’âme et Dieu que pour y substituer des formes creuses, des cadres vides, plus vides que les nombres de Pythagore et que les idées de Platon ?

Pour me résumer sur la philosophie de ces deux penseurs (plus voisine chez M. Renan du spiritualisme, mais trop vague encore et trop indécise), je dirai qu’elle a été jusqu’ici plus critique que dogmatique, et lorsqu’elle s’est faite dogmatique, plus affirmative que démonstrative, ce qui en rend la discussion assez difficile. D’ailleurs, pour que l’appréciation fût entièrement équitable, il ne faudrait pas rester sur le terrain de la philosophie abstraite. C’est dans la philosophie appliquée que l’un et l’autre écrivains ont déployé tout leur talent, l’un dans la critique littéraire, dont il essaie de faire une science, l’autre dans l’histoire des langues et dans l’histoire religieuse. Pour mesurer la force de leur esprit et même la valeur exacte de leurs doctrines, il faudrait entrer avec eux dans leurs études spéciales, les voir aux prises avec les faits, les idées, les mœurs, les œuvres d’esprit, le langage, les croyances : c’est par là qu’ils intéressent et qu’ils remuent. Je suis loin de désapprouver cette méthode, qui consiste à mêler la philosophie à toutes choses, et à la vivifier elle-même par le contact de la réalité et de la vie. J’accorde qu’il y a une philosophie qui sort de toutes les sciences particulières, et avec laquelle la philosophie abstraite et spéculative doit compter. Qu’est-ce que la morale sans l’histoire, la logique sans l’étude des langues ou des méthodes scientifiques, la psychologie sans l’ethnologie, la métaphysique sans la physique ? Des sciences abstraites qui courent toujours le risque de se perdre dans une vaine et vide scolastique. Il faut donc louer sans réserve la nouvelle disposition qui se manifeste aujourd’hui de toutes parts, et au succès de laquelle M. Renan et M. Taine auront contribué par leur exemple et par leur talent. Néanmoins je ferai remarquer que cette disposition elle-même a de graves inconvéniens. En mêlant ainsi la philosophie à toutes choses, en évitant de la prendre en elle-même comme un objet d’études, et un objet très difficile et très complexe, on arrive à effacer et à confondre la plupart des questions ; on énonce des principes sans preuves ; on