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Ces témoignages ne sont pas les seuls qu’on puisse invoquer à la gloire de Maurice ; il en est un que nous mettons au-dessus de tout, c’est celui de la conscience publique. Au lendemain de la régence, au milieu de la frivolité générale, cette France amollie, mais toujours pleine de sève, sentit un sublime aiguillon. La littérature même, à travers ses petitesses, en gardera une cicatrice immortelle. Quelle est cette passion de la gloire qui transporte soudain les amis de Voltaire ? d’où leur vient cette tristesse virile et cette mélancolie héroïque ? Ce ne sont plus les hommes dont le poète célébrait en souriant la bravoure et l’insouciance :


Ô nation brillante et vaine,
Illustres fous, peuple charmant !…
Il est beau d’affronter gaiment
Le trépas et le prince Eugène !


Il y a autre chose ici, c’est la soif de l’action, le dégoût des frivolités meurtrières. Voltaire lui-même, le chantre du mondain, est frappé de cette transformation, et, s’adressant à l’un des hommes de la génération nouvelle, il lui dit : « Par quel prodige avais-tu, à l’âge de vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence sans autre étude que le secours de quelques bons livres ? Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? » Cet épisode, l’un des plus beaux à coup sûr dans l’histoire du XVIIIe siècle, cette scène touchante et virile, c’est Voltaire en face de Vauvenargues, le moqueur ému jusqu’aux larmes, le sceptique touché jusqu’au dévouement à la vue de l’héroïsme moral dans une âme fière et pure. Ah ! je l’ai trouvé, le secret que Voltaire demandait si éloquemment à l’auteur du Discours sur la gloire. Vauvenargues, Hippolyte de Seytres, vous aussi, Froulai, Beauvau, La Faye, fleur de la vieille France moissonnée aux premiers jours du renouveau, et vous, plus nombreux encore, dont le nom même n’a pas retenti jusqu’à nous, compagnons de ces héros qui êtes tombés dans le sang et la neige sur la terre étrangère, si vous avez pris un si haut essor dans le siècle des petitesses, si vous avez obligé le chantre des soupers à la mode, le chantre de Salle ou de Camargo, à flétrir « ces ouvrages licencieux, délices passagers d’une jeunesse égarée[1], » c’est que vous avez suivi Maurice de Saxe à l’escalade de Prague ou dans la tranchée d’Égra. Qu’on répète tant qu’on voudra des lieux communs contre la guerre ; la Providence sait tirer le bien du mal, et dans les conditions de notre existence ici-bas la guerre, ce fléau détesté, est souvent une école de vertu. Les plus mauvaises époques se

  1. Voltaire, Éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741