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l’Espagne recommenceront leur duel, les conditions, pour l’armée française au moins, seront bien différentes : Louvois aura dans l’intervalle, entre autres inventions de son génie, réalisé l’idée, bien simple en apparence, de faire vivre les troupes.

Cependant la vieille guerre ne laissera point à tous ceux qui en auront supporté les misères un déplaisant souvenir, et Vauban lui-même dira un jour à Louvois, non pour s’en plaindre : « Je me souviens que, dans la vieille guerre, quand nous étions sur le pays ennemi, nous étions quelquefois des trois semaines entières sans prendre une ration de pain. » Est-ce à dire qu’à l’abondance faite par Louvois Vauban préférait l’abstinence ? Non ; mais ce temps d’abstinence était aussi le temps de la jeunesse : c’étaient les années fécondes malgré les privations, les années où Vauban avait beaucoup vu et beaucoup appris, où son esprit, actif et méditatif à la fois, s’était ouvert à toute sorte d’idées neuves, et avait fait provision de plans et de projets pour l’avenir.

En 1659, tandis que se débattaient les conditions du traité des Pyrénées, le régiment de La Ferté avait ses quartiers près de Toul, et comme la compagnie de Vauban était dispersée dans plusieurs villages, elle était souvent visitée, une escouade après l’autre, par le capitaine, très soucieux de l’ordre, de la discipline et du bien-être de ses hommes. Il était grand chasseur aussi, et le pays, peu fréquenté alors, était fort giboyeux. Il y avait surtout une certaine vallée où il se plaisait, et dans cette vallée deux ruisseaux qui, distans à leur naissance d’une demi-lieue tout au plus, s’écoulaient l’un vers la Meuse, l’autre vers la Moselle, si bien que, tout en visitant ses hommes ou en suivant le gibier, Vauban pensait à ces deux ruisseaux. « Je considérai plusieurs fois cette vallée qui me causait de l’admiration, a-t-il dit, parce qu’il semble qu’il y ait eu là autrefois une communication de l’une à l’autre des rivières. Je n’y fis cependant pas pour lors grande réflexion ; mais le ressouvenir de la chasse, m’ayant plusieurs fois représenté la figure de ce pays-là, m’a fait penser depuis qu’on pourrait bien y faire une communication effective[1]. » Voilà comment, en 1679, le grand ingénieur a développé dans un projet pour la jonction de la Meuse et de la Moselle les germes recueillis vingt ans auparavant par le chasseur capitaine. Tel est Vauban ; rien ne lui échappe ; sa mémoire est un casier bien ordonné où les observations personnelles, les informations, les faits de toute sorte, se rangent et se classent, au service d’une intelligence qui cherche le vrai pour produire le bien.

  1. Mémoire concernant la jonction de la Meuse et de la Moselle, fait à Dunkerque le 8 juin 1679.